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et la musique, la grammaire et la logique sont d'accord pour en former un tout distinct. A l'intérieur, les deux premières rimes appellent toutes les autres. Toutes s'opposent trois par trois à intervalles symétriques, et, si la symétrie manque à la dernière, c'est pour finir la phrase par un son plus plein et plus viril; les mètres se disposent en deux rangées séparées et régulières, et la période est une strophe. D'où il suit que les sons s'appellent comme 'les idées et comme les phrases; la logique, la grammaire et la musique s'accordent pour former un tout indissoluble. Elles en organisent le dedans, après l'avoir distingué du dehors.

Pardonnez-nous d'insister, et sur une phrase plus longue. En voici une telle qu'une oraison funèbre ou un discours d'académie n'en a pas de plus ample. On verra dans quelles minuties descend le tact d'un véritable artiste, et quelle est la puissance extraordinaire du chant. L'âme de l'auditeur se tend par contre-coup jusqu'à la hauteur de sa véhémence et de son énergie, et devient lyrique avec lui.

Il dit que du labeur des ans

Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants,
Parcourant, sans cesser, ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi, ramenait dans les plaines
Ce que Cérès nous donne et vend aux animaux;
Que cette suite de travaux

Pour récompense avait, de tous tant que nous sommes,

Force coups, peu de gré; puis, quand il était vieux,
On croyait l'honorer chaque fois que les hommes
Achetaient de son sang l'indulgence des dieux.

La période ici, sans se briser, est devenue un discours entier. A l'extérieur, elle est fermée et les rimes n'en demandent pas d'autres qui les complètent. A l'intérieur, le second argument se distingue du premier par un changement subit du mètre, et s'y unit par une rime commune; et, comme la gravité passionnée croit sans cesse, il se déploie en un double distique croisé, dont les longues mesures et les rimes alternatives captivent l'oreille et maîtrisent l'âme. Le vers tombe comme un chant solennel, avec l'autorité d'une sentence et la force d'une malédiction. Qu'on supprime cette unité musicale, en laissant l'unité grammaticale et l'unité logique, on verra ce que la première fournit aux autres.

« Il dit qu'il portait pour nous seuls les fruits les plus pesants du labeur des années; parcourant sans s'arrêter ce long cercle de peines qui ramène dans nos champs, en revenant sur soi, ce que Cérès nous donne et ce qu'elle vend aux animaux; que cette suite de fatigues avait, de tous tant que nous sommes, pour récompense force coups, peu de gré; puis que, quand il était vieux, on croyait l'honorer toutes. les fois que les hommes achetaient l'indulgence des dieux au prix de son sang. »

Il fallait faire ainsi « le peseur de syllabes et le regratteur » de consonnes, et se hasarder jusqu'à la critique de Batteux et de Denys d'Halicarnasse, pour montrer que l'instinct d'un poëte, même bonhomme, est aussi savant que la réflexion d'un ph losophe.

CHAPITRE III

THÉORIE DE LA FABLE POÉTIQUE

A quoi suis-je arrivé par cette longue analyse? A dire que la poésie est l'art de transformer les idées. générales en petits faits sensibles, et de rassembler les petits faits sensibles sous des idées générales; de telle sorte que l'esprit puisse sentir ses pensées et penser ses sensations. Retournons la méthode, partons de cette vérité acquise et cherchons sur ce principe ce que doit être la poésie. Construisons la fable poétique. Opposons-la à la fable philosophique, qui ne sait qu'aligner des idées générales, et à la fable primitive qui ne sait qu'entasser de petits faits sensibles; et voyons si la seconde recherche ne confirme pas la première, en conduisant par une autre voie au même but.

I

Opposition de la fable philosophique à la fable poétique.

I. Le regard du philosophe n'est pas celui que nous jetons d'abord sur les choses. Il démêle la nature de l'objet à travers la nuée des circonstances qui l'obscurcissent et la multitude des détails qui l'enveloppent. Le botaniste nous laisse considérer dans une plante les feuilles et les fleurs tout ensemble, les sinuosités de sa forme, les nuances de ses couleurs, la diversité des herbes qui l'environnent, la figure du sol où elle croît. Parmi les accidents qui la distinguent de son espèce, il dégage la forme commune qui la range dans son espèce, et ne considère en elle qu'une qualité et qu'un nom. Même choix s'il s'agit d'une action. Le moraliste ne regarde pas si elle est utile ou nuisible, bien ou mal conduite, liée à cet événement ou à cet autre, produite en ce lieu, à ce moment, à cette occasion, par celte personne, mais si elle est juste ou injuste; il écarte ce cortége obscur de caractères accessoires et découvre dans la foule le droit, qui s'y cachait confondu. Savoir est donc considérer à part certains points d'un objet en négligeant le reste. La cou

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