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Je le crois, et voilà le vrai geste, justifié par tout ce qui précède Les « parleurs » ont dû être stupéfaits de se sentir touchés; cet homme a manqué à toutes les règles. Il a mis la narration hors de sa place, il n'a point donné de confirmation; son exorde n'a point procédé par insinuation; il a fini par une digression; il a écourté sa péroraison, toutes ses idées ont chevauché les unes sur les autres. Il n'a pas su les plus simples principes de l'escrime oratoire. Il a été barbare dans l'attitude, dans l'accent, dans le style, dans la composition, dans l'invention. C'est en sentant cette barbarie que La Fontaine a transformé sa mauvaise matière; c'est en ranimant en son propre cœur les sentiments du barbare, qu'il a tout renouvelé ou tout trouvé.

CHAPITRE II

DE L'EXPRESSION

Au-dessous de la grande action principale, il y a de petites actions subordonnées qu'elle comprend, et chaque phrase en contient une; la grande représentait la mort de l'agneau, la chute du chêne; les petites représentent les circonstances de cette mort et de cette chute; ce sont autant de menus événements découpés dans l'événement total. Et chacun de ces petits événements est décomposé en ses détails par les divers membres de la phrase, et par les divers mots de chaque membre. De sorte que voilà un nouvel ensemble différent de l'autre par les dimensions, mais pareil en nature, partant soumis aux mêmes règles, poétique au même titre, et atteignant la beauté par les mêmes lois.

I

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Qu'est-ce qu'un mot? Et quels sont les mots qui peignent? Comment faut-il les choisir pour faire apercevoir au lecteur les gestes, les détails, les mouvements? Comment, avec du griffonnage noir aligné sur du papier d'imprimerie, remplacerezvous pour lui la vue personnelle des couleurs et des formes, l'interprétation des visages, la divination des sentiments? Comment le ferez-vous sortir de la conception abstraite et de la notion pure? Et par ⚫ quelle merveille trois lettres lui feront-elles voir un âne, et cinq lettres un chien? C'est que, s'il y a des mots secs, comme les termes philosophiques et les chiffres, il y en a de vivants comme les vibrations d'un violon ou les tons d'une peinture. Bien plus, à l'origine, ils sont tous vivants, et, pour ainsi dire, chargés de sensations, comme un jeune bourgeon gorgé de séve; ce n'est qu'au terme de leur croissance, et après de longues transformations, qu'ils se flétrissent, se roidissent et finissent par devenir des morceaux de bois mort. Au premier jet, ils sont sortis du contact des objets ; ils les ont imités par la grimace de la bouche ou du nez qui accompagnait leur son, par l'âpreté, la douceur, la

longueur ou la brièveté de ce son, par le râle ou le sifflement du gosier, par le gonflement ou la contraction de la poitrine. Encore aujourd'hui, si éloignés que nous soyons de l'imitation corporelle, ils gardent avec eux une partie du cortége qui les entourait à leur naissance; ils renaissent en nous accompagnés par l'image des gestes que nous avons faits lorsqu'ils sont venus sur nos lèvres; ils traînent après eux la figure de l'objet qui pour la première fois les a fait jaillir. Quand La Fontaine vous dit que le « coq fut grippé, » involontairement vous écartez les doigts et vous en faites des crochets comme pour saisir. Quand il étale « tout l'attirail de la goinfrerie, » vous voyez une large bouche qui s'ouvre, des joues rubicondes, et la mangeaille qui descend dans un ventre satisfait. De sorte qu'un mot bien choisi fait en nous comme un éveil de sensations; par lui un point clair se détache, et tout alentour apparaissent et s'enfoncent par échappées les choses environnantes. Si les mots suivants ont la même vertu, le style est comme un flambeau qui, promené successivement devant toutes les parties d'une grande toile, fait passer devant nos yeux une suite de figures lumineuses, chacune accompagnée par le groupe vague des formes qui l'entourent et sur lesquelles la clarté principale a égaré quelques rayons. Par cette puissance, l'imagination reproduit et remplace la vue; le livre tient lieu de l'objet; la

LA FONTAINE.

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phrase rend présente la chose qui n'est pas là. C'est pour cela que le premier talent du poëte consiste dans l'art de choisir les mots. Il faut qu'ayant l'idée d'un objet et d'un événement il trouve d'abord, non pas le mot exact, mais le mot naturel, c'est-à-dire l'expression qui jaillirait par elle-même en leur présence et par leur contact. Il y a cent expressions pour les désigner sans qu'on puisse se méprendre; il n'y en a que deux ou trois pour les faire voir.

Le mot propre est l'unique expression des choses particulières. Les périphrases et les termes nobles, appliqués aux objets grossiers, sont une sorte de mensonge. L'auteur déguise alors sa pensée comme s'il en avait honte; il en efface les traits saillants et le caractère simple, et ce n'est plus elle qu'on aperçoit. Quand Delille dit :

Et d'une horrible toux les accès violents
Étouffent l'animal qui s'engraisse de glands,

il ne laisse dans l'esprit du lecteur qu'une image froide et vague. C'est l'expression crue et nue qui fait la vie.

« Une toux haletante secoue les porcs malades, enfle leur gorge et les étouffe. »

Ainsi nous n'avons pas besoin, pour excuser Homère, de dire avec Boileau que le terme d'âne était noble chez les Grecs. Nous dirons seulement qu'il était vrai, et que le lecteur ne voit la bête

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