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avoue fort bien qu'il a chassé sur les terres d'autrui, et semble dire que le gibier n'en est que meilleur ; il le dit même et très-expressément. « Gardez de faire aux égards banqueroute: » ses préceptes n'allaient pas plus loin. A cet égard, il est étonnant, jusqu'à prendre sa femme pour confidente 1. Il a l'air, comme Agnès, de « ne point entendre mal aux choses qu'il fait », tant il les fait naturellement. Il raconte à Mme de La Fontaine que son premier soin, en entrant dans un pays, est de s'enquérir des jolies femmes : « Je m'en fis nommer quelques-unes, à mon ordinaire. » Il entre dans une allée profonde et couverte, et explique (toujours à Mme de La Fontaine) « qu'il se plairait extrêmement à avoir en cet endroit une aventure amoureuse. » Il insiste pour plus de clarté (toujours dans une lettre à Mme de La Fontaine): « Si Morphée m'eût amené la fille de l'hôte, je pense bien que je ne l'aurais pas renvoyée. Il ne le fit point, et je m'en passai. » Un peu plus loin, Mme de La Fontaine apprend de son mari qu'on dit des merveilles sur les Limousines de la première bourgeoisie, sur leurs chaperons de drap rose sèche et sur leurs cales de velours noir. « Si je trouve quelqu'un de ces chaperons qui couvre une jolie tête, je pourrai bien m'y amuser en passant et par curiosité seulement. » Curiosité sca

1 Voyage à Poitiers, lettres à Mme de La Fontaine.

breuse et certes peu conjugale : l'aveu suivant ne l'est guère davantage. Il a causé avec une comtesse poitevine, << assez jeune et de taille raisonnable, » qui avait de l'esprit, déguisait son nom et venait de plaider en séparation contre son mari, « toutes qualités de bon augure; j'y aurais trouvé quelque sujet de cajolerie, si la beauté s'y fût rencontrée. Mais sans elle, rien ne me touche; c'est, à mon avis, le principal point. » L'affaire était glissante, et ce n'est point sa faute s'il n'a pas glissé. Décidément il est aussi peu marié que possible, et il eût mieux fait de ne point l'être du tout. La moindre tentation, un joli minois, un sourire, une parure avenante le détournent; ce n'est pas pour longtemps et il ne choisit guère. A l'occasion, la soubrette payait pour la dame. Quand il fut vieux, « les Jeannetons » remplacèrent « les Clymènes, » et il ne se gêna pas pour l'avouer.

Il ne prenait que l'agrément chez les unes et chez les autres; il était « chose légère, » aimante, aimable, trop délicate et trop vive pour se salir dans le plaisir brutal ou pour se briser dans les émotions extrêmes. Son sentiment, à l'endroit des femmes, n'est ni passionné ni grossier. Il n'a point le cœur ni les sens profondément frappés. Il les aime toutes, et sans préférence, du moins toutes celles qui sont jolies, non point en Don Juan, mais en homme heureux. Il peut en aimer plusieurs ensemble. Qu'il les

courtise ou non, il est à son aise dans leur compagnie, occupé et charmé comme au milieu d'un jardin plein de fleurs. J'imagine qu'il regarde une taille penchée, une boucle de cheveux qui flotte, une main blanche qui arrange négligemment un pli de la robe; c'en est assez pour remplir sa journée de rêveries. Il faut lire le récit du trouble où le jeta certaine visite. Il avait soixante-huit ans, et Mlle de Beaulieu quinze. Tout occupé de ce qu'il avait vu, il s'égara en route. Un domestique le remit sur son chemin; il s'égara encore, coucha dans je ne sais quel hameau, et pendant trois jours eut les distractions les plus plaisantes : « Pourquoi M. d'Hervart ne m'a-t-il pas averti? Je lui aurais représenté la faiblesse du personnage, et je lui aurais dit que son très-humble serviteur était incapable de résister à une fille de quinze ans, qui a les yeux beaux, la peau délicate et blanche, les traits du visage d'un agrément insini, une bouche et des regards! Je vous en fais juge sans parler d'autres merveilles sur lesquelles M. d'Hervart m'obligea de jeter la vue. » Ici perce la pointe de gaieté sensuelle; mais il revient et ajoute avec une grâce charmante: « Si cette jeune divinité qui est venue troubler mon repos y trouve un sujet de se divertir, je ne lui en saurai point mauvais gré. A quoi servent les radoteurs, sinon à faire rire les jeunes filles? » Et il envoie à la divine Amaranthe des vers un peu risqués, pleins d'insinuations

vives et d'adorations mythologiques. Ces sourires et ces rires, cette galanterie caressante, ces douceurs, ce mélange d'esprit gracieux et de tendresses fugitives composent l'amour en France; La Fontaine n'en a guère connu d'autre, et il y a passé le meilleur de son temps.

II

Il n'en a pas perdu le sommeil. Soyez sûr qu'il y a bien plutôt gagné d'agréables rêves. L'agréable, voilà son affaire; à regarder ses fines lèvres sensuelles, on devine qu'il n'a rien pris au tragique. Il l'avoue quand il invite la Volupté à venir loger chez lui, lui disant qu'elle ne sera pas sans emploi, <«< qu'il aime le jeu, les vers, les livres, la musique, la ville, la campagne, enfin tout. >>

Il n'est rien

Qui ne me soit souverain bien,

Jusqu'aux sombres plaisirs d'un cœur mélancolique.

En effet, toutes les occupations chez lui se tournent en plaisirs, et on le retrouve dans ses vers tel qu'on vient de le voir dans sa vie. Il veut être heureux partout, même en écrivant. Ses Fables effacent ou atténuent ce qu'il y a d'odieux et de malheureux dans le monde. Il voit la laideur aussi nettement que personne, et la marque, mais il ne

s'y arrête pas. Il peint la cour comme La Bruyère; mais, au lieu d'entrer dans l'indignation, il tourne prestement du côté de la bonne humeur. Un petit mot glissé en passant change à l'instant l'accent du récit. L'enjouement remplace l'amertume. Il rit au milieu même de son émotion; ses personnages plaisantent de leur porpre infortune. Il ressembe à la vive et matinale alouette « qui chante encore, quoique près du tombeau. » Il s'amuse de tout, même de ses misères, même des nôtres. Sa fable est une mascarade, et ce simple déguisement des gens en bêtes égaye tout sujet, fût-il lugubre. On ne peut pas se fâcher bien sérieusement des cruautés du roi lion, quand on se le figure un sceptre entre les pattes et une couronne sur la crinière. On oublie qu'il s'agit d'hommes, et on en retire une vérité sans emporter un chagrin. C'est aussi par cette heureuse inclination qu'il a transformé les contes de Boccace. Il n'a eu garde d'ouvrir son livre par l'atroce peinture d'une peste; il a fui à cent lieues du sérieux Italien et des barbaries du moyen âge. Que Boccace arrange des meurtres, des empoisonnements, des avortements, des goûts contre nature et toutes sortes de vilenies sanglantes; qu'il mette des amants sur le bûcher, cela est bon pour des nerfs du quatorzième siècle. L'ardeur et la profondeur des sentiments, l'amour qui dessèche et qui, « sans la crainte de l'enfer, pousserait le

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