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paré au beau style, il écrit en homme du monde, avec la correction et l'art d'un académicien; il présente ses bêtes au public sans descendre à leur niveau; il reste digne, il garde en tout le ton convenable; il orne la science; il veut qu'elle puisse entrer dans les salons; il l'y amène en la couvrant de décorations oratoires. Il explique, il développe, il prouve; il compose des plaidoyers et des réquisitoires, justifie l'âne, invective contre le loup. Ce sont là des morceaux d'apparat, qui délassent le lecteur des descriptions exactes. Il « les récite à haute voix, » il les élargit, il les diversifie, il les ordonne. Il atteint la force, la clarté, l'élégance, tout, excepté la vie. Ses animaux si bien posés restent empaillés sous leur vernis.

Qu'est-ce donc que la vie, et comment le poëte parvient-il à la rendre? Par quel singulier pouvoir nous fait-il illusion? Comment peut-il, avec un ou deux petits mots, ressusciter en nous les âmes, les corps et leurs actions? Il n'a pas besoin d'être érudit; du moins son savoir est d'une autre espèce que la science. Il répugne à la lente accumulation des connaissances positives; il n'est pas classificateur; il n'est pas obligé d'être naturaliste et historien, comme le voulait Goethe, « docteur ès sciences sociales, » comme le voulait Balzac; sitôt que vous entrez dans la description, dans l'analyse, vous sortez de son domaine. Les procédés oratoires ne lui

conviennent pas davantage. C'est par une voie que Buffon ignore, qu'il arrive à des effets que Buffon n'atteint pas. Il a la sensation de l'ensemble, lentement ou promptement, il n'importe; c'est cette sensation qui fait l'artiste. Un amas de remarques s'assemblent en lui sans qu'il le veuille et forment une impression unique, comme des eaux accourant de toutes parts s'engorgent dans un réservoir d'où elles vont partir pour un autre voyage et par d'autres canaux. Il a vu les attitudes, le regard, le poil, l'habitation, la forme d'un renard ou d'une belette, et l'émotion produite par le concours de tous ces détails sensibles engendre en lui un personnage moral avec toutes les parties de ses facultés et de ses penchants. Il ne copie pas, il traduit. Il ne transcrit pas ce qu'il a vu, il invente d'après ce qu'il a vu. Il concentre et il déduit. Il transpose, et ce mot est de tous le plus exact; car il transporte dans un monde ce qu'il a vu dans un autre, dans le monde moral, ce qu'il a vu dans le monde physique. Le zoologiste et l'orateur travaillent par leurs énumérations et leurs groupements à nous donner une sensation finale; il s'installe du premier coup dans cette sensation pour nous en développer les suites. Ils montent péniblement, échelon par échelon, jusqu'à une cime; il se trouve porté naturellement sur cette cime, et tous les pas qu'il fait sont dans le domaine supérieur dont elle est le marchepied. Ils apprennent,

et il sait; ils prouvent, et il voit. Voilà comment le fabuliste peut se trouver du même coup et au même endroit un peintre d'animaux et un peintre d'hommes. Le mélange de la nature humaine, loin d'effacer la nature animale, la met en relief; c'est en transformant les êtres que la poésie en donne l'idée exacte; c'est parce qu'elle les dénature, qu'elle les exprime; c'est parce qu'elle est l'inventeur le plus libre, qu'elle est le plus fidèle des imitateurs.

CHAPITRE III

LES DIEUX

I

Ce qu'il y a de plus singulier, je crois, au dixseptième siècle, c'est l'idée qu'on s'y est faite de Dieu. Entendez par là non pas la formule qu'on récitait, mais le sentiment qu'il inspirait. Car la formule est fixe depuis une vingtaine de siècles, mais tous les siècles le sentiment change; saint Bernard dogmatisait à peu près comme Bossuet; mais les bourgeois du moyen âge, qui se battaient pour avoir un bras de saint Martin, n'avaient pas la même piété que les «< honnêtes gens » de Versailles. Au fond, tel monde, telle idée de Dieu; de sorte que l'idée de Dieu change avec les changements du monde. En général, dans un siècle ou dans une race. on conçoit

LA FONTAINE,

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le souverain céleste à l'image du souverain terrestre, ou plutôt on conçoit la puissance d'une certaine manière, et on les modèle l'un et l'autre d'après cette conception. Tantôt on se représente la puissance comme un despote 1, tantôt comme un roi légi time 2, tantôt comme un individu humain 3, tantôt comme une loi abstraite indépendante des puissan ces particulières 4, tantôt comme une loi abstraite simple expression des puissances particulières 5, et l'on façonne là-dessus son Dieu et son prince. La raison du dix-septième siècle ne fut comme les autres que locale et temporaire, et son Dieu ne fit comme les autres que réfléchir le monde qui l'avait produit. Ce qui s'établit alors en France comme aux alentours, ce sont les monarchies régulières qui, abolissant les puissances particulières et indépendantes, instituent une administration et une hiérarchie sous l'autorité et la majesté d'un roi. Ce roi absolu mais légitime se trouve placé entre le despote occidental et le souverain moderne. Il diffère du premier en ce qu'il n'est point arbitraire et violent on ne se prosterne pas devant lui avec tremblement, et il gouverne selon des lois. Il diffère du

1 Israél., pays musulmans.

2 Dix-septième siècle.

3 Grèce.

4 Chine.

5 Démocratie moderne.

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