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trésor à part, capable de suivre en l'air les phalanges célestes, lumière faible et tendre pendant nos premiers ans, mais qui finit par percer les ténèbres de la matière. >> Ces gracieuses rêveries, imitées de Platon, vraie philosophie de poëte, peignent son sentiment plutôt que sa croyance. En effet, c'est le sentiment qui l'attache à ses pauvres héros à quatre pattes, petites gens qu'on dédaigne et qu'on rebute. Il plaide pour eux, il les aime; il allègue vingt exemples: le cerf poursuivi qui en « suppose un plus jeune, » la perdrix qui, pour préserver ses petits, contrefait la boiteuse, la société des castors architectes, la stratégie des renards polonais, les perplexités, les inventions, les réflexions des deux rats qui veulent sauver leur œuf. Il suit leurs émotions, il refait leurs raisonnements, il s'attendrit 1, il s'égaye, il prend part à leurs sentiments. C'est qu'il a vécu avec eux. Il allait dans les bois, sur la mousse, dans les sentiers, parmi les terriers et aussi dans les étables, le long de la mare des fermes, dans les poulaillers 2.

1

On le déchire après sa mort;

Ce sont tous ses honneurs suprêmes.

2 « Ces plaines immenses de blé où se promène de grand matin le maître, et où l'alouette cache son nid; ces bruyères et ces buissons où fourmille un petit monde; ces jolies garennes dont les hôtes étourdis font la cour à l'aurore dans la rosée, et parfument de thym leur banquet, c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie: j'en reconnais les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers. >> (Sainte-Beuve.)

Un jour qu'il dînait chez Mme Harvey, il s'attarda et n'arriva qu'à la nuit. Il s'était amusé à suivre l'enterrement d'une fourmi jusqu'à la sépulture, puis il avait reconduit les gens du cortége jusqu'à leur trou. Voilà à quoi sert d'être Gaulois et poëte il ne se dégoûtait pas comme les beaux esprits, il osait être paysan, campagnard, comme il avait été homme de cour et galant. Il sortait de la mode et des conventions, non par théorie, mais d'instinct; à force de naturel, il comprenait la nature, et voyait l'âme où elle est, c'est-à-dire partout.

Nous avons fait comme lui, à force de science et d'expérience. Depuis deux cents ans les êtres qu'on séparait au dix-septième siècle se sont rejoints, et les choses ont repris leur parenté naturelle. Elles sortent les unes des autres, celles d'en haut de celles d'en bas, en sorte que la plus noble prend sa substance et sa nourriture dans la plus basse, et qu'ensemble elles forment une chaîne dont on ne peut détacher aucun anneau. L'animal contient tous les matériaux de l'homme, sensations, jugements, images, et de ces matériaux assemblés par une loi nouvelle, naît la raison, comme des corps minéraux liés par une loi nouvelle naît la vie. Nos théories ne nous empêchent plus de nous intéresser aux bêtes. Un singe, un chien a nos passions, notre imagination, nos appétits; sauf les idées abstraites, nous nous retrouvons en lui tout entiers. Encore a-t-il à la

place de notre raison cette sagesse innée qu'on appelle instinct, et qui souvent le conduit aussi loin par une autre voie. A tout le moins ce sont des compagnons de route, qui, partis du même endroit que nous-mêmes, se sont arrêtés avant la fin du chemin, et nous ont laissés prendre l'avance; on peut les observer sans déchoir. - Et l'on est tenté de les observer. Car ce n'est pas assez pour nous de connaître l'homme; il n'est qu'une portion du monde, et notre esprit est fait pour reproduire les sentiments de tous les êtres; il est incomplet s'il n'est pas universel. Nous nous en apercevons à la fatigue secrète quinous dégoûte du spectacle des choses humaines et nous pousse à la contemplation des choses naturelles. Quand on a trop longtemps regardé l'homme on ne souhaite plus le regarder. On est lassé; il attriste. Il y a trop de rides sur son visage. Il est trop intelligent, il a trop travaillé. Des centaines de siècles, des milliers de révolutions, des millions de réflexions accumulées, transformées, entre-croisées ont labouré et façonné son âme. Chez lui rien n'est donné, tout est acquis. Chaque geste, chaque trait du visage, chaque pli d'un vêtement rappelle un labeur immense : nous sommes opprimés sous le poids de notre expérience, et nous traînons après nous comme une chaîne le prix des efforts et des douleurs de quatre-vingts générations. Il n'y a pas jusqu'aux petits enfants qui par la finesse de leurs

traits, de leurs proportions et de leurs formes n'indiquent les altérations profondes que la civilisation a fait descendre des individus dans le type. L'homme aujourd'hui ressemble à ces grandes capitales qui sont les chefs-d'oeuvre et les nourrices de sa pensée et de son industrie; le pavé y couvre la terre, les maisons offusquent le ciel, les lumières artificielles effacent la nuit, les inventions ingénieuses et laborieuses encombrent les rues, les visages actifs et flétris se pressent le long des vitrines; les souterrains, les égouts, les quais, les palais, les arcs de triomphe, l'entassement des machines étalent et multiplient le magnifique et douloureux spectacle de la nature maîtrisée et défigurée. Nous en voulons sortir. Nous sommes las de ces coûteuses merveilles. Et ce n'est pas assez de la poésie ordinaire pour nous en tirer. Elle nous représente encore des hommes, c'est-à-dire des affaires sérieuses èt des passions tristes; elle nous touche de trop près; son contrecoup est si fort qu'il nous fait mal. Il nous faut quitter les hommes; donnez-nous en spectacle les bêtes; leurs sentiments sont plus enfantins, et nous reposeront de nous-mêmes. Elles sont telles qu'au premier jour, elles ne portent point la marque de calculs soutenus ni de labeurs héréditaires. Elles apportent avec elles leur science et leur adresse. Elles n'ont pas eu besoin de se tourmenter pour les acquérir. Ce paysan, cet avocat au visage défiant,

combien de privations et de mésaventures a-t-il traversées pour atteindre ses habitudes de précaution et de patelinage? Au contraire, voici un bon et honnête chat qui, les yeux à demi clos, sommeille au coin de l'âtre. Sa fourrure est à lui de naissance, comme aussi sa sagesse. Il n'a point sué pour l'obtenir. Il n'y a point pour lui de règle morale qui dégrade ses ruses; il quête des épluchures d'assiette sans pour cela devenir bas, il n'est pas avili par la servitude. Il ne s'inquiète point de l'avenir; il pourvoit au présent, et subit le mal patiemment quand le mal le rencontre. En attendant il dort et restera ainsi jusqu'au soir, sans avoir envie de changer de place. La chaleur pénètre son poil; il ronfle commodément assis sur son derrière, et sa queue enroulée, vient en guise de tapis, recouvrir le bout de ses pattes. Cependant les canards passent devant la porte en dandinant leur gros ventre, l'air curieux et content; ils vont le long des murs, comme innocemment, et tout d'un coup, retournant la tête, ramassent d'un coup de bec les mouches malencontreuses qui sont à portée. On leur coupera le cou la semaine prochaine, je le sais, et, tout à l'heure peut-être, une servante en arrivant fera déloger à coups de pied mon pauvre chat. Ils n'en sont pas moins libres; notre domination n'a de prise sur eux que comme la pluie et l'orage. N'ayant pas devant les yeux de modèle idéal, ils ne se sentent pas amoindris. Au

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