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y restent. De petites sentences bien tournées, des détails fins, agréables à la curiosité des délicats ou des érudits, ne composent ni un monde ni un jugement sur le monde, et c'est un monde avec un jugement sur le monde, que La Fontaine nous a donnés.

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CHAPITRE II

LES BÊTES

I

Deux choses, au dix-septième siècle, étaient presque impossibles à un poëte: faire des dieux et faire des bêtes. Qu'est-ce qu'un chien, une fourmi, un arbre? Les philosophes répondaient que ce sont des machines, sortes d'horloges qui remuent et font un bruit : « Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde; la première y meut la seconde, une troisième suit, elle sonne à la fin. » Malebranche, si doux et si tendre, battait sa chienne, alléguant qu'elle ne sentait point, et que ses cris n'étaient que du vent poussé dans un conduit vibrant. Et ce n'étaient point là de simples paradoxes isolés dans un cerveau métaphysique. Le courant publie y portait.

Par amour du raisonnement et de la discipline, on mettait tout l'homme dans l'âme, et toute l'âme dans la raison. On faisait de cette raison un être à part, subsistant par lui-même, séparé de la matière, logé par miracle dans un corps, n'ayant nulle puissance sur ce corps, ne le mouvant et ne recevant de lui des impressions que par l'intermédiaire d'un Dieu appelé d'en haut tout exprès pour leur permettre d'agir l'un sur l'autre. Dès lors toute bea 3, toute vie, toute noblesse étaient reportées sur l'âme humaine; la nature vide et dégradée n'était plus qu'un amas de poulies et de ressorts, aussi vulgaire qu'une manufacture, indigne d'intérêt, sinon par ses produits utiles, et curieuse tout au plus pour le moraliste qui peut en tirer des discours d'édification et l'éloge du constructeur. Un poëte n'avait rien à y prendre, et devait laisser là les bêtes, sans plus se soucier d'une carpe ou d'une vache, que d'une brouette ou d'un moulin.

Les habitudes l'en écartaient comme les théories. Pour des nobles, gens de salons, une belette, un rat, ne sont que des êtres roturiers et malpropres. Une poule est un réservoir d'œufs, une vache un magasin de lait, un âne n'est bon qu'à porter les herbes au marché. On ne regarde pas de tels êtres, on se détourne quand ils passent; tout au plus on en rit, et on en vit, comme des paysans leurs compagnons d'attelage; mais on passe vite; ce serait encanailler la

pensée que de l'arrêter sur de pareils objets. Au défaut des instincts nobiliaires les répugnances physiques suffisaient à l'en détourner. Ces seigneurs et ces dames parées qui passent leur vie à représenter ne se trouvent à leur aise qu'entre des panneaux sculptés, devant des glaces resplendissantes; s'ils mettent le pied par terre, c'est sur des allées ratissées; s'ils souffrent les bois et les eaux, ce sont des eaux lancées en gerbes par des monstres d'airain; ce sont des bois alignés en charmilles. La nature ne leur plaît que transformée en jardin. Qu'est-ce qu'un boeuf, un coq, un cochon viendront faire dans un semblable monde? Qui en supportera l'idée? Un bœuf sent l'étable, un coq piétine dans le fumier, un cochon fouille de son grouin dans les relavures et dort voluptueusement dans la fange tiède. Fi, l'horreur! Quel courtisan parfumé en manchettes de dentelles pourra découvrir une apparence de beauté dans cette boue? Je le vois d'avance qui s'effraye des éclaboussures et des puces, et recule en se bouchant le nez. Un seul genre de vie intéresse au dix-septième siècle, la vie de salon; on n'en admet pas d'autres; on ne peint que celle-là; on efface, on transforme, on avilit, on déforme les êtres qui n'y peuvent entrer, l'enfant, la bête, l'homme du peuple, l'inspiré, le fou, le barbare; on finit par ne plus voir dans l'homme que l'homme bien élevé, capable de discourir et de causer, irréprochable observateur des

convenances. Et cet homme ainsi réduit va s'écourtant tous les jours. A mesure qu'on avance dans le dix-huitième siècle, les règles se rétrécissent, la langue se raffine, le joli remplace le beau; l'étiquettte définit plus minutieusement toutes les démarches et toutes les paroles; il y a un code établi qui enseigne la bonne façon de s'asseoir et de s'habiller, de faire une tragédie et un discours, de se battre et d'aimer, de mourir et de vivre: si bien que la littérature devient une machine à phrases, et l'homme une poupée à révérences. Rousseau, qui le premier protesta et déclama contre cette vie restreinte et factice, parut découvrir la nature, La Fontaine, sans protester ni déclamer, l'avait découverte avant lui.

Il a défendu ses bêtes contre Descartes qui en faisait des machines. Il n'ose pas philosopher en docteur, il demande permission; il hasarde son idée, comme une supposition timide, il essaye d'inventer une âme à l'usage des rats et des lapins. Il décrit avec complaisance cette âme charmante que Gassendi appelait « la fleur la plus vive et la plus pure du sang. » Il « subtilise un morceau de matière, un extrait de la lumière, une quintessence d'atome, je ne sais quoi de plus vif et de plus mobile encore que le feu. » Il met cette âme en l'enfant comme en l'animal, et nous fait ainsi parents de ses bêtes. Seulement il en ajoute chez nous une seconde «< commune à nous et aux anges, fille du ciel,

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