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tement les liaisons des choses que les choses ellesmêmes. Jamais leur discours ne dévie ni ne bondit; ils vont pas à pas, de degré en degré, d'une idée dans l'idée voisine, sans omissions ni écarts. Ils portent partout cet esprit mesuré, fin par excellence. Ils se gardent bien, en un sujet triste, de pousser l'émotion jusqu'au bout; ils évitent les grands mots. Souvenez-vous comment Joinville conte en six lignes la fin de « son pauvre prêtre malade, qui voulut achever de célébrer la messe et oncques puis ne chanta et mourut. » Ouvrez un mystère, celui de Théophile, celui de la fille du roi de Hongrie; quand on veut la brûler avec son enfant, elle dit deux petits vers « sur cette douce rosée qui est un si pur innocent, » et puis c'est tout. Prenez un fabliau, même dramatique lorsque le chevalier pénitent qui s'est imposé de remplir un baril de ses larmes, meurt auprès de l'ermite, il ne lui demande qu'un don suprême :

Que vous mettiez vos bras sur mi,
Si mourrai au bras mon ami.

Peut-on exprimer un sentiment plus touchant d'une façon plus sobre? Il faut dire de leur poésie ce que l'on dit de certains tableaux: Cela est fait avec rien. Y a-t-il au monde quelque chose de plus délicatement gracieux que les vers amoureux de Guillaume de Lorris? L'allégorie y enveloppe les

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idées pour leur ôter leur trop grand jour; des figures idéales à demi transparentes flottent autour de l'amant, lumineuses quoique dans un nuage, et le mènent parmi toutes les douceurs des sentiments nuancés jusqu'à la rose dont « la suavité replenist toute la plaine 1. » Cette délicatesse va si loin que dans Thibault de Champagne, dans Charles d'Orléans, elle tourne à la mignardise, à la fadeur. Toutes les impressions s'atténuent; le parfum est si faible que souvent on ne le sent plus; à genoux devant leur dame, ils chuchotent des mièvreries et des gentillesses; ils aiment avec esprit et politesse; ils arrangent ingénieusement en bouquets « les paroles peintes,» toutes les fleurs « du langage frais et joli; » ils savent noter au passage les sentiments fugitifs, la mélancolie molle, la rêverie incertaine; ils sont aussi élégants, aussi beaux diseurs, aussi charmants que les aimables abbés du dix-huitième siècle : tant cette légèreté de main est propre à la race, et prompte à paraître sous les armures et parmi les massacres du moyen âge, aussi bien que

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Un baiser doux et savoureux

Ai pris de la rose erramment...

Oncques mais ne fus si aise,

Moult est guéri qui tel fleur baise...

Et cependant j'ai maint ennui

Souffert, et mainte male nuit,

Depuis qu'ai la rose baisée.

parmi les révérences et sous les douillettes musquées de la dernière cour!

Vous la trouverez dans leur coloris aussi bien que dans leurs sentiments. Ils ne sont point frappés par la magnificence de la nature; ils n'en voient guère que les jolis aspects; ils peignent la beauté d'une femme d'un seul trait, qui n'est qu'aimable, en disant qu'elle est plus gracieuse que la rose en mai. » Ils ne ressentent pas ce trouble terrible, ce ravissement, ce soudain accablement du cœur que montrent les poésies voisines; ils disent discrètement « qu'elle se mit à sourire, ce qui moult lui avenoit. » Ils ajoutent, quand ils sont en humeur descriptive, qu'elle eut « douce haleine nette et savourée, » et le corps aussi blanc « comme est la neige sur la branche quand il a fraîchement neigé. » Ils s'en tiennent là; la beauté leur plaît, mais elle ne les transporte pas; ils goûtent les émotions agréables, ils ne sont pas propres aux sensations violentes. Le profond rajeunissement des êtres, l'air tiède du printemps qui renouvelle et ébranle toutes les vies, ne leur suggère qu'un couplet gracieux; ils remarquent en passant que « déjà est passé l'hiver, que l'aubépine fleurit et que la rose s'épanouit; >> puis ils vont à leurs affaires. Légère gaieté,prompte à passer comme celle que fait naître un de nos paysage d'avril; un instant le conteur a regardé la fumée des ruisseaux qui monte autour des saules, la

riante vapeur qui emprisonne la clarté du matin; puis, quand il a chantonné un refrain, il revient à son conte. Ne craignez pas qu'il s'attarde aux descriptions, il aime mieux les événements que les peintures; il n'est pas contemplatif et solitaire. Les deux qualités de son esprit, qui sont la sobriété et la finesse, le détournent bien vite de l'exaltation et de la poésie, pour le conduire à la prose, à la raillerie et au récit.

Voici donc les fabliaux, l'épopée du Renard, les contes qui naissent. Sujets et style, c'est là proprement notre littérature. Le poëte n'y a d'autre objet que de s'amuser et d'amuser le lecteur. Il est grivois et malin, se plaît aux bons tours et aux histoires lestes. Ne cherchez pas ici le profond instinct moral que la froideur du tempérament et l'imagination sérieuse engendrent chez les Germains. Dès l'origine et dans les pays où la race s'est gardée pure, on trouve nos Gaulois sensuels, enclins à faire bon marché du mariage 1. Et croyez que nos fabliaux en font bon marché. Non qu'ils peignent la volupté comme les Italiens et Boccace. Boccace prend le plaisir au sérieux; la passion chez lui, quoique physique, est véhémente, constante même, fréquem

1 It is like a welsh maidenhead that can be had for nothing. (Proverbe anglais.) « Les Irlandais, dit le docteur Leland, regardent l'adultère comme une galanterie pardonnable. » (Voy. l'Histoire de la Bretagne au moyen âge.)

ment entourée d'événements tragiques et médiocrement propre à divertir. Nos fabliaux sont bien autrement gais. L'homme y cherche l'amusement, non la jouissance. Il est égrillard et non voluptueux, friand et non gourmand. Il prend l'amour comme un passe-temps, non comme une ivresse. C'est un joli fruit qu'il cueille, goûte et laisse. Encore faut-il noter que le meilleur du fruit, à ses yeux, c'est d'être un fruit défendu. Il se dit qu'il dupe un mari, « qu'il trompe une cruelle 1, et croit gagner des pardons à cela. » Il veut rire; c'est là son état préféré, le but et l'emploi de sa vie. Surtout il veut rire aux dépens d'autrui. Le petit vers des fabliaux trotte et sautille comme un écolier en liberté, à travers toutes les choses respectées ou respectables, daubant sur les femmes, l'Église, les grands, les moines. Gabeurs, gausseurs, nos pères ont en abondance le mot et la chose. Et la chose leur est si naturelle, que sans culture et parmi des mœurs brutales ils sont aussi fins dans la raillerie que les plus déliés. Ils effleurent les ridicules, ils se moquent sans éclat et comme innocemment; leur style est si uni, qu'au premier aspect on s'y méprend, on n'y voit pas de malice. On les croit naïfs, ils ont l'air de n'y point toucher. Un mot glissé montre seul le sourire imperceptible; c'est l'âne, par exemple,

1 La Fontaine.

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