Page images
PDF
EPUB

tlen; ils présentent leurs prodigalités d'égoïstes comme des bienfaits de citoyens :

La république a bien affaire

De gens qui ne dépensent rien !

Je ne sais d'homme nécessaire

Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait! Notre plaisir occupe
L'artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte.

Ce gros rire libertin n'est qu'une fanfaronnade de mauvais goût. Le parvenu se croit expert et vainqueur en toutes choses, en matière de femmes comme en fait de politique; il est jusqu'au ventre en la litière; mais il a beau faire, on devine son père l'âne. En voyant sa lourdeur et sa suffisance, chacun est disposé à le renvoyer au moulin.

L'impertinence est plus naïve dans le jeune homme « que ses parents, gros messieurs, ont fait apprendre à lire; » mais elle est toujours ridicule, parce qu'elle manque de convenance. Le ridicule n'est que la disproportion. Dans le seigneur, le rang et la vanité sont d'accord; c'est pourquoi l'orgueil, quoique offensant, reste noble. Dans le bourgeois, l'outrecuidance et la condition font contraste; c'est pourquoi son arrogance, quoique excusable, fait pitié. Voyez le souriceau qui commence comme un

poëte épique 1. Quant au rat son confrère, il fait comme l'écolier de Faust. Du haut de son expérience improvisée, il contemple avec mépris la génération arriérée qui le précède, et sourit d'un air de grand homme, savant et pédant, en pensant à son père, << pauvre sire qui n'osait voyager, craintif au dernier point. » Cette vanité de bourgeois lui porte malheur. Qu'il renonce à l'impertinence; qu'il rentre dans son caractère et se contente d'être luimême; qu'il redevienne homme de ménage; il cessera de prêter à rire, et peut-être, un jour, se moquera du seigneur.

L'animal bourgeois par excellence est la fourmi : sèche, discrète, prudente, active, ménagère, qui se remue, trotte, range, amasse et cherche encore sans autre but qu'amasser, sans autre plaisir qu'agir; d'un esprit net, ferme et pratique, qui raisonne avec autant de précision qu'il calcule, railleur comme un homme d'affaires, incisif comme un avocat 2. Mais elle préfère encore les profits aux épigrammes. Adieu je perds mon temps; laissez-moi travailler. Ni mon grenier ni mon armoire Ne se remplit à babiller.

1 J'avais franchi les monts qui bordent cet État,
Et trottais comme un jeune rat

Qui cherche à se donner carrière,
Lorsque deux animaux ont arrêté mes yeux.

2 Sur la tête des rois, et sur celle des ânes
Vous allez vous planter.

Peu prêteuse du reste, et dure comme une marchande; ses réponses emportent la pièce : « les mouches de cour sont chassées, les mouchards sont pendus » voilà les comparaisons polies dont elle régale la mouche. Elle va droit au fait, et trouve les arguments personnels: dans six mois « vous mourrez de faim. » L'esprit positif arrive naturellement à la réfutation insultante. Celui qui n'a pas épargné sa peine ne plaint pas celle des autres. Il n'a pour les misérables qu'une indifférence froide, et pour les dépensiers qu'un mépris moqueur.

Vous chantiez, j'en suis fort aise :

Eh bien! dansez maintenant.

Ce désir du gain, cet esprit d'économie est dans tous les métiers, à tous les étages. Juges, médecins, maîtres d'école, commis, avocats, charlatans, sous tous les habits il se cache ou se découvre. Le noble a fait fortune en se donnant la peine de naître. Sa qualité lui épargne trente ans de travail, d'assujettissement et d'ennui; il peut avoir l'âme généreuse et large. Mais l'homme du tiers, qui n'a rien, qui n'est rien, et ne parvient qu'à force de labeur,

1

Les mouches de cour sont chassées,

Les mouchards sont pendus: et vous mourrez de faim,

De froid, de langueur, de misère,

Quand Phébus règnera sur un autre hémisphère.

(La Fontaine, IV, 11.)

reçoit en naissant un joug qui courbe sa pensée vers les soucis d'argent et de place, qui devient une partie de lui-même, et qu'il garde par habitude, lors même qu'il a gagné le droit de s'en délivrer.

Pour bien connaître le juge, il faut voir d'abord le tribunal, l'enquête, les témoins, la chicane 1. La Fontaine sait tous les termes spéciaux, tout le détail, le voit et le fait voir, nomme les frelons demandeurs, et les abeilles « leurs parties. » C'est par cette précision et cette minutie que des œuvres d'imagination deviennent des documents d'histoire. « On traduit la cause » devant une certaine guêpe; les témoins viennent, reviennent, sont entendus; la cause est remise à huitaine, et jusqu'à plus ample informé. Procès-verbal est dressé des circonstances et caractères physiques qui peuvent éclaircir le point de fait on constate qu'autour des rayons de miel en litige « des animaux ailés, bourdonnants, un peu

1 Quelques rayons de miel sans maîtres se trouvèrent : Des frelons les réclamèrent.

Des abeilles s'opposant,

Devant certaine guêpe on traduisit la cause.

Il était malaisé de décider la chose.

Les témoins déposaient qu'autour de ces rayons,
Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs,
De couleur fort tannée, et tels que les abeilles,
Avaient longtemps paru. Mais quoi! dans les frelons
Ces enseignes étaient pareilles.

La guêpe, ne sachant que dire à ces raisons,

Fit enquête nouvelle, et, pour plus de lumière,

Entendit une fourmilière.

(La Fontaine, I, xxI.)

longs, de couleur fort tannée, ainsi que les abeilles, avaient longtemps paru. » Vous croiriez que vous écoutez le résumé d'un président; la description a l'air transcrite d'un journal du palais. Mais nous n'avons encore << que les contredits, les interlocutoires, le fatras et le grimoire » de la procédure, et tout l'attirail de la pratique. Un peu plus loin vient l'avocat qui a pris ses grades, et tient boutique de démonstrations, injures, amplifications, exclamations et mouvements d'indignation 1. Il s'échauffe, il s'enroue, il s'élève au style sublime, il assène les insultes populacières, le tout pour un os, c'est-à-dire pour des gages. Le loup est procureur du roi, appelle l'âne « pelé, galeux, » demande la tête du coupable, et veut sauver la société. Ainsi précédé et annoncé, le juge s'avance avec une majesté solennelle, et voici l'abrégé d'un jugement:

Perrin fort gravement ouvre l'huître et la gruge,
Nos deux messieurs le regardant.

Ce repas fait, il dit d'un ton de président :

Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille,

Sans dépens, et qu'en paix chacun chez soi s'en aille 3.

1 Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue

Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal.

Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!

Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait.....

2 La Fontaine, IX, IX.

(La Fontaine, VII, 1.)

« PreviousContinue »