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(μικρὸν καὶ οὐ τραγικόν, c'est celle ou le héros entreprend de tuer une personne qu'il connaît et n'achève pas. Donnons acte au grand poète de sa réclamation contre cette dure sentence. Voici la conclusion théorique à laquelle il s'arrêta:

Il est facile aux spéculatifs d'être sévères; mais s'ils voulaient donner dix ou douze poèmes de cette nature au public, ils élargiraient peut-être les règles encore plus que je ne fais, sitôt qu'ils auraient reconnu par l'expérience quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre théâtre.

'Combien de belles choses elle bannit de notre théâtre! Ils n'ont pas lu cette ligne, ils n'ont pas senti la poignante éloquence de ce regret, les critiques autoritaires. Ils se présentent comme des vengeurs de Corneille contre Scudéry et l'abbé d'Aubignac 1: ils sont avec eux contre Corneille. C'est au nom des mêmes théories, des mêmes principes qu'ils prononcent leurs arrêts. Et voilà les entraves qui ont garrotté le seul poète tragique de race que nous ayons eu ! Quand on le voit courbé sur son Aristote. s'épuisant à comprendre la fameuse purgation des passions, qui est un non-sens, et les quatre combinaisons qui sont puériles, et les unités, qui n'avaient aucune raiso d'être sur le théâtre moderne, on le relève, on le voi debout, fier, sûr de lui-même et disant: Le théâtre es fait pour le public. Le public, ce ne sont pas les savants

1. L'abbé d'Aubignac est celui qui donna le coup de pied au vieu lion. Il a écrit une Pratique du théâtre malheureusement pour lui il se risqua à faire une tragédie. Elle tomba à plat, et Condé, qu avait la dent dure, disait : « Je sais gré à l'abbé d'Aubignac d'avoi « si bien suivi Aristote, mais je ne pardonne pas à Aristote de lu « avoir fait faire une si mauvaise tragédie. »

les érudits, ceux qui connaissent Aristote, Sophocle et Euripide; c'est l'homme de notre temps, qui a telles idées, telles mœurs, tels préjugés, telles traditions nationales et religieuses. Quel moyen plus sûr de l'intéresser que de présenter à ses yeux de vives images de ce qu'il a dans le cœur et dans l'esprit? Cela est si vrai, que les personnages et les événements empruntés à l'antiquité, nous poètes, nous sommes forcés de les transformer à la moderne pour les rendre acceptables. Eh bien, supprimons ces fausses couleurs. Prenons des sujets dans notre histoire ou chez les peuples contemporains qui nous ressemblent. Ce qu'il y a d'essentiel dans une œuvre dramatique, ce n'est point l'extérieur, ce que l'on appelle les règles, c'est le sujet, c'est le ressort de l'action. Depuis les Grecs et les Romains, l'âme humaine s'est renouvelée; des sentiments ou nouveaux, ou profondément modifiés remplissent la vie et le cœur de l'homme. Qui prétendra que depuis le christianisme et la chevalerie, l'amour soit ce qu'il était autrefois? Les anciens connaissaient-ils l'honneur? Le mettaient-ils dans les choses où nous le mettons? Leur religion ressemblait-elle à la nôtre? Amour, honneur, sentiment religieux, voilà les sources naturelles du poème dramatique. Le Cid et Polyeucte, voilà mes deux chefs-d œuvre. Les beaux esprits de l'hôtel de Rambouillet ont condamné le christianisme au théâtre, Boileau le proscrit du domaine de la poésie: qu'importe! Le public ne s'y est pas trompé. — Chacun peut refaire et étendre à son gré ce plaidoyer en faveur de Corneille par Corneille; la matière est abondante. Les mots : Combien de belles choses elle bannit de notre théâtre, ouvrent à l'imagination les horizons les plus vastes. Disons en finissant avec La Bruyère ;

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« Ce qu'il y a en lui de plus éminent, c'est l'esprit, qu'il << avait sublime. » Oui, il est haut, il est sain. Il avait plus de soixante ans, quand des moralistes bien intentionnés, mais étroits, les gens de Port-Royal, lancèrent l'anathème contre le théâtre. C'était le transfuge Racine qu'ils visaient, et il répliqua par une lettre spirituelle, sarcastique et lâche. Corneille le prit d'un tout autre ton, comme le vieil Eschyle l'aurait pu faire. On parlait d'empoisonneur des âmes; cela était bon pour les doucereux comme il les appelait, Racine et Quinault; mais lui, sa conscience ne lui reprochait rien. Il avait épuré le théâtre; il avait présenté au public des personnages fiers, généreux, héroïques; il n'avait jamais immolé le devoir à la passion. Tous ses contemporains, tous ceux qui un peu plus jeunes, avaient été comme salués à leur entrée dans la vie par ces nobles figures, Rodrigue, Chimène, Pauline, Sévère, et Laodice et Nicomède, ne purent jamais oublier ces puissantes et délicieuses impressions: Leur imagination fut comme remplie et possédée d'un idéal qui ne la quitta plus. Tout le monde se rappelle les exclamations de Mme de Sévigné : Vive notre vieux Corneille ! le grand Corneille, le divin Corneille. Elle est intarissable et resta fidèle dans son admiration. Combien d'autres firent comme elle! Même parmi les splendeurs de la nouvelle cour, même dans ces théâtres magnifiques qui ressemblaient si peu à la chétive scène où avait paru le Cid, même devant des œuvres supérieures comme Andromaque, on évoquait les souvenirs d'un autre âge, on défendait le passé. Ce passé, c'était la jeunesse et l'amour, et les fiers sentiments et l'indépendance! Tout cela avait disparu, on le retrouvait dans l'œuvre de Corneille.

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Les Mémoires du cardinal de Retz parurent pour la première fois en 1717 1. Le Régent, prince libéral au fond, et qui avait songé à abroger la révocation de l'édit de Nantes, hésitait cependant à en autoriser la publication. Le lieutenant de police d'Argenson, consulté par lui, le rassura. Les raisons qu'il fournit à l'appui de son opinion, indiquent une rectitude et une naïveté assez rares chez des fonctionnaires de cet ordre.

La façon dont le cardinal de Retz parle de lui-même, la franchise avec laquelle il découvre son caractère, avoue ses défauts et nous instruit du mauvais succès qu'ont eu ses démarches imprudentes, n'encouragera personne à l'imiter; au contraire, ses malheurs sont une leçon pour les brouillons et les étourdis. On ne conçoit pas pourquoi cet homme a laissé sa confession générale par écrit. Si on l'a fait imprimer dans l'espérance que sa franchise lui vaudrait son absolution de la part du public, il la lui refusera certainement.

1. Depuis que ces lignes sont écrites, il a paru dans la Collection des grands écrivains (librairie Hachette) les deux premiers volumes d'une édition des œuvres complètes de Retz, édition qui doit renfermer outre les Mémoires, la Conjuration de Fiesque, les Sermons, les pamphlets, la correspondance. La notice bibliographique due au consciencieux et regretté M. Feillet, est une étude importante qu'il faut lire. Quant au texte, il a été revu, et on peut le dire, définitivement établi.

Les Mémoires publiés eurent un succès fou. Après la froide et muette compression de ce long règne de Louis XIV, on respirait, on se détendait, on était tout disposé à réagir contre l'autorité sous toutes ses formes. Le Régent eut beau lancer comme antidote les Mémoires de Guy Joly, secrétaire de Retz, et ceux de Mme de Motteville, qui malmenaient étrangement le cardinal, on se passionna pour cet agitateur. Ses duels et ses galanteries, loin de lui nuire, le mirent encore plus à la mode. Le vague de ses idées politiques, l'équivoque de sa conduite, la franchise, pour ne pas dire le cynisme, de ses aveux, tout cela fut transformé, idéalisé, préconisé. Lagrange - Chancel, ce pamphlétaire sans conscience et sans talent, osait chanter en ces termes le héros de la Fronde :

Toi qui, par la pourpre romaine,

Brillas moins que par tes vertus (les vertus de Retz!)
Retz, dont l'audace plus qu'humaine

Relevait les cœurs abattus,

Sur ton troupeau qui te réclame,

Sur un sénat dont tu fus l'âme,
Daigne encore jeter les yeux.
Tends-leur d'en haut un bras propice
Qui les sauve du précipice

Dont tu garantis leurs aïeux (?)

Tout cela était bien factice et dura peu. Il suffisait de lire pour voir ce que valaient les vertus de Retz. Quant à son génie politique, l'illusion ne dura guère plus longtemps. Montesquieu d'abord, puis Voltaire, et enfin JeanJacques Rousseau parlèrent bientôt d'un tout autre ton; le xvIIIe siècle eut ses chefs de file et ses voies à lui qui aboutirent, tandis que Retz ne s'était jamais remué que dans une impasse. S'il n'avait écrit, il n'existerait pas. C'est peut-être parce qu'il avait le génie du style, qu'il

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