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trente ans ! Pendant ce temps, la scène était occupée par ses rivaux; Scudéry entassait chef-d'œuvre sur chefd'œuvre, et il était applaudi. Sarrasin, un bel esprit du temps, et qui était fort goûté, composait un long discours sur l'Amour tyrannique et démontrait qu'Aristote n'a « pas mieux enseigné, que M. de Scudéry a suivi exacte<< ment ses préceptes; que d'ailleurs cette pièce était <au-dessus des attaques de l'envie et par son propre mé<< rite, et par une protection qu'on serait plus que sacrilége << de violer, puisque c'est celle d'Armand, le dieu tuté« laire des Lettres. » Et, comme si toutes ces amertumes ne suffisaient pas, de vils grimauds, un Chevreau, un Desfontaines, un Chillac, se permettaient de toucher à son Cid! L'un lui infligeait une suite de sa façon, et quelle suite! L'autre, dans une bonne intention et pour rehausser le mérite du héros, ajoutait à Chimène et à l'Infante une infante de Cordoue passionnément éprise de Rodrigue, qui avait plus de peine à se débarrasser de tous ces amours qu'à battre les Maures; le troisième faisait mourir le Cid. Pour cela, il donnait un frère à Chimène, et ce frère revenant tout à coup du fond de l'Afrique, vengeait son père, tuait le héros et épousait l'Infante. Quant à Chimène, elle entrait au couvent.

Il fit sa rentrée au théâtre en 1640, et donna presque coup sur coup Horace, Cinna, Polyeucte. Le Cid était encore une tragi-comédie, ces trois dernières pièces sont des tragédies. Il est douteux que le public y ait pris plus de plaisir, mais l'ombre d'Aristote dut être satisfaite, et les envieux furent désarmés. A partir de ce triple succès, qui confirmait d'une façon si éclatante celui du Cid, il règne en maître sur la scène. Mayret cesse d'écrire, Scu

déry va quitter le théâtre pour se noyer dans le poème épique; l'honnête du Ryer et Rotrou rendent hommage à la supériorité de Corneille; Richelieu va mourir. L'Académie française, après avoir deux fois éconduit le poète, lui ouvre ses portes (1646). On est à la veille de la Fronde; partout on sent comme une détente dans les esprits et un vague besoin d'émancipation. En 1650, Corneille fait représenter deux pièces que les critiques autoritaires d'aujourd'hui ont de la peine à lui pardonner, Don Sanche d'Aragon et Nicomède. De quel nom les appeler? Tragédies? Comédies? Aristote n'avait pas prévu le cas. On les applaudit néanmoins, et Corneille osa dans la préface de don Sanche, ébaucher une théorie du drame. Il y parla de chausser le cothurne นท peu plus bas. Il montra que la terreur et la pitié, ces parties essentielles du poème dramatique « peuvent être «<excitées plus fortement en nous par la vue des mal<< heurs arrivés aux personnes de notre condition à qui << nous ressemblons tout à fait, que par l'image de ceux << qui font trébucher de leurs trônes les grands monar«ques, avec qui nous n'avons aucun rapport. » Quant à Nicomède, il avouait, non sans fierté, « que ce héros << de sa façon sortait un peu des règles de la tragédie»; mais après tout, « il est bon de hasarder un peu et ne << s'attacher pas toujours si servilement aux préceptes. » Lui aussi, il faisait sa Fronde.

On ne peut douter qu'à ce moment il ne songeât à tenter des voies nouvelles : ce fut d'ailleurs à toutes les époques sa principale préoccupation. Il n'était pas de ces génies faciles et stériles qui refont vingt fois la même pièce sous des noms et avec des décors différents. Tout

semblait l'encourager alors à oser les critiques dormaient, il était le seul poète en vue et en faveur, ses deux dernières pièces, si irrégulières, avaient obtenu le plus vif succès. L'échec de Pertharite (1653) l'arrêta court, échec mérité, s'il en fut jamais. Il était revenu à Aristote, il lui avait emprunté une des quatre combinaisons dont le critique ancien vante l'excellence 1: il n'avait oublié qu'une chose, le choix d'un sujet intéressant et vraisemblable. Le noeud de l'action semblait emprunté à une de ces déclamations absurdes, si fort en honneur dans les écoles des rhéteurs au temps de Sénèque. Une femme consentait à épouser un prince qu'elle détestait, mais à une condition, c'est qu'il tuerait son propre fils. Et pourquoi exigeait-elle ce sanglant sacrifice? Pour que le prince meurtrier devînt un objet d'horreur universelle elle exposait elle-même dans la scène capitale cet ingénieux calcul. Corneille n'accepta point sans murmurer l'arrêt du public. Il avait déjà à demi protesté contre la chute de Théodore; cette fois, il fit plus, il renonça au théâtre et fit part de sa détermination dans une préface où la naïveté, la fierté et la mauvaise humeur se donnent toute carrière. Il avait alors quarante-sept ans. C'était pour la seconde fois qu'il rentrait sous sa tente. En 1640, il en était sorti jeune encore, tenant à la main Horace, Cinna, Polyeucte. Quand il reparut en 1659, il touchait à la vieillesse, et il apportait dipe! Le public, heureux de le retrouver, applaudit. Le poète put croire qu'Aristote lui avait porté bonheur : il venait en effet de le plonger dans l'étude de la Poétique. Il avait consacré les trois premières années

1. Voir ces quatre combinaisons, soit dans la Poétique, soit dans les Discours de Corneille sur le poème dramatique.

de sa retraite à une traduction de l'Imitation et les trois autres à la composition de ses discours sur le Poème dramatique, qui parurent pour la première fois en 1660. C'est par là que je terminerai cette étude.

L'impression qu'on rapporte de la lecture de cet ouvrage est pénible. Presqué partout, la netteté fait défaut; l'ordre est peu satisfaisant; les raisonnements, déduits lentement et méthodiquement, ne portent pas. Si la personnalité de l'auteur ne se faisait jour çà et là, on serait rebuté bientôt, on n'achèverait pas. Ce qui frappe le plus et explique la faiblesse de l'œuvre, c'est l'indécision. Tantôt Corneille se déclare fidèle sujet d'Aristote, tantôt il s'émancipe et va presque jusqu'à la révolte, Puis il revient, il explique, il embrouille, il hasarde un commentaire nouveau, il essaie une apologie. Il arrive que le maître le surprend en flagrant délit d'insurrection; la Poétique condamne tout net des pièces comme le Cid, Cinna, Rodogune, Héraclius. Que faire ? Un auteur moderne ne serait guère embarrassé. Corneille tourne et retourne les paroles d'Aristote, et revendique timidement le bénéfice des circonstances atténuantes. « Si cette «< condamnation, dit-il, n'était modifiée, elle s'étendrait « un peu loin, et envelopperait non-seulement le Cid, << mais Cinna, Rodogune, Héraclius et Nicomède. » — Il serait donc d'avis de la restreindre quelque peu. « Di«sons donc, sans le démentir, que cette nouvelle espèce « de tragédie est plus belle que les trois qu'il recommande, << et il l'eût sans doute préférée s'il l'eût connue. » Il trouve dans Aristote cette loi on ne doit point faire choix d'un héros qui soit tout à fait vertueux ou tout à fait vicieux. D'excellents héros de tragédie, c'est Œdipe,

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c'est Thyeste. Corneille ne comprend plus et se récrie. Il lui semble que Thyeste est un scélérat accompli et qu'Edipe est un homme vertueux. Mais ses héros à lui, les voilà rejetés de la scène ! Le Cid, Polyeucte, Héraclius, Nicomède, ces vertueux, il n'avait donc pas le droit de leur donner la vie! Il réclame, il proteste, mais bien timidement encore : « Trouvons quelque modération <«< à la rigueur des règles du philosophe, ou du moins « quelque favorable interprétation pour n'être pas obligés « de condamner beaucoup de poèmes que nous avons vu « réussir sur nos théâtres 1. » — · L'interprétation, il ne la trouvera pas. Aristote n'est pas un homme avec qui l'on puisse équivoquer. Les arrêts qu'il rend sont clairs et tranchants. Corneille a beau se débattre et tenter une justification, il est manifestement coupable d'avoir préféré parmi les quatre combinaisons d'Aristote, celle qu'Aristote déclare détestable et n'ayant rien de tragique,

1. On ne se figure pas combien d'œuvres bizarres a fait naître ce fameux précepte d'Aristote. La plus curieuse de toutes est l'Amour tyrannique de Scudéry, que Sarrazin considérait comme le dernier mot du génie, et dont il rapportait l'honneur à la Poétique. Le héros du drame, Tiridate, roi de Pont, mari de l'irréprochable Ormène, est amoureux de sa belle-sœur Polyxène, mariée à Tigrane. En conséquence, il va assiéger en Cappadoce la ville habitée par l'objet de sa flamme. Durant quatre actes ce scélérat commet toutes les barbaries imaginables; il résiste à toutes les supplications; le désespoir de son épouse qu'il a emmenée avec lui, on ne sait pourquoi, les observations de son gouverneur, les plaintes de son beau-père, les refus de Polyxène que son mari a frappée de son poignard et jetée dans les flots pour la soustraire à la honte, rien n'arrête sa fureur. Il tient en son pouvoir tous ceux qui lui ont résisté et il va les faire périr. Tout à coup le prince de Phrygie arrive avec une armée, cerne le camp de Tiridate, sauve les innocentes victimes. Tiridate reconnaît ses torts, on lui pardonne, et il aime sa femme. Excellente tragédie, s'écrie Sarrazin! Le héros, obéissant aux lois d'Aristote, n'est ni tout à fait vertueux, ni tout à fait vicieux!

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