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CORNEILLE

Corneille et Louis XIV. - Ce que le poète doit au roi. tution de la tragédie classique. Résistances de Corneille. où il s'affranchit. Les amis de Corneille.

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Corneille est né à Rouen en 1606 et il est mort à Paris en 1684. Ses premières pièces et le Cid furent représentés avant la naissance de Louis XIV, Cinna, Horace et Polyeucte, deux ans après sa naissance; la Mort de Pompée, le Menteur, Rodogune, Héraclius, don Sanche d'Aragon, Nicomède, sous le ministère de Mazarin, et avant le gouvernement personnel du roi. Les pièces qu'il écrivit à partir de 1660, Sertorius, Sophonisbe, Othon, Agésilas, Attila, Tite et Bérénice, Pulchérie, Suréna sont de beaucoup les plus faibles. Les critiques qui prétendent attribuer à l'influence directe de Louis XIV la production de tous les chefs-d'œuvre du XVIIe siècle, sont ici fort embarrassés dans leurs calculs. Il leur faut imaginer on ne sait quelle prédisposition chez le poète, ou des effets rétroactifs dans la puissance du souverain. La vérité, c'est que Corneille ne dut rien à Louis XIV. Je me trompe, il lui dut une pension de deux mille livres, qui lui fut accordée en 1666, et qui lui était payée très-irrégulièrement, si l'on en juge par ces vers :

Grand roi, dont nous voyons la générosité
Montrer pour le Parnasse un excès de bonté
Que n'ont jamais eu tous les autres,
Puissiez-vous dans cent ans donner encor des lois,
Et puissent tous vos ans être de quinze mois,

Comme vos commis font les nôtres!

X Sur la même liste dressée par Chapelain, qui recevait trois mille livres, Corneille est confondu avec d'Aubignac, Scudéry, Roberval, un fameux joueur d'échecs, l'abbé Testu, Colletet, et autres gens de lettres aussi méritants. Dans les dernières années de sa vie, le poète qui avait eu six enfants, et qui en avait perdu deux au service du roi, fut par lui oublié et tomba dans une misère profonde. Sur les instantes prières de Boileau, Louis XIV envoya au vieillard deux cents louis; Corneille mourut deux jours après, et Dangeau, ce fidèle interprète des sentiments de la cour faisait ainsi son oraison funèbre :

Jeudi 5, on apprit à Chambord la mort du bonhomme Corneille. » C'est tout. Napoléon eût été plus généreux; il s'en vantait du moins, du haut de son piédestal de Sainte-Hélène où il se drapait pour la postérité. « Si Corneille vivait, disait-il, je le ferais prince. » Et ailleurs : << Corneille et Bossuet, voilà les maîtres qu'il faut à la « jeunesse. Cela est grand, sublime et en même temps « régulier, paisible, subordonné. Ah! ceux-là ne font « pas de révolutions, ils n'en inspirent pas. Ils entrent à pleines voiles d'obéissance dans l'ordre établi de « leur temps, ils le fortifient, ils le décorent. » Et le trait final: «Comme il m'eût compris ! » Trop peutêtre, ou assez pour se tenir à l'écart. Richelieu reprochait au poète de n'avoir pas l'esprit de suite, ce qui revient à dire qu'il manquait de docilité et de souplesse. Ces qualités si estimées des despotes lui manquèrent toujours. Même quand il rime des compliments ou tourne ces dédicaces qui nous affligent, on sent qu'il n'entend rien à ce métier; l'hyperbole sans grâce trahit la secrète répugnance. Combien plus serrés et plus vibrants les vers où

il mêle à la louange obligée l'avertissement du citoyen! C'est la France qui parle :

A vaincre si longtemps mes forces s'affaiblissent.
L'État est florissant, mais les peuples gémissent;

Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits,
Et la gloire du trône écrase les sujets.

accable

Il fut toujours mauvais courtisan, mauvais solliciteur surtout. Il ne pouvait aller jusqu'au bout d'une supplique avec ce ton humble qui est la loi du genre. Le dernier vers le montrait debout, presque irrité :

Un grand roi ne promet que ce qu'il peut tenir.

Il appartient à cette génération qui naît toute remuée pour ainsi dire des dernières tempêtes du xvIe siècle. Les guerres horribles, civiles et religieuses, les calamités sans nom qui emportent tant d'hommes, retrempent les survivants, et ils transmettent à leur race l'énergie qui les a soutenus. La France de la première moitié du xvIIe siècle avait désappris la servitude: il fallut la patiente et impitoyable volonté de Richelieu pour l'y plier de nouveau. Encore ne réussit-il pas entièrement, témoin l'explosion de la Fronde, mouvement très-sérieux, très-fier à son début. Ceux-là même qui ne prirent aucune part aux conspirations et aux troubles de cette époque, portent haut le sentiment de l'indépendance personnelle. Elle éclate de toutes parts et avec d'autant plus de vivacité qu'elle se sent menacée et va périr. Gouvernement, religion, mœurs, langage, arts, lettres, sciences, tout est encore irrégulier et comme en voie de formation. On tente à l'aventure toutes les directions. Il n'y a pas encore d'autorité qui s'impose, de tradition qui fasse loi. Partout une intensité

de vie extraordinaire, une expansion de forces. Entre les influences contraires qui sollicitent la société en travail, tout ce qui a une valeur propre se fait jour naturellement on est comme forcé d'être original. Rares et délicieux moments! L'homme vaut tout son prix; il ne se heurte point aux règles établies, au convenu, à l'artificiel. On n'a pas encore érigé en lois les recettes qui dispensent d'imagination et d'invention. Mais déjà l'on pressent l'intervention des législateurs; Malherbe et Balzac, et l'hôtel de Rambouillet ont déjà essayé de tenir ce rôle. On se prépare à poser des limites, à diviser en catégories les personnes, les œuvres, les mots eux-mêmes; on va introduire partout l'ordre et l'uniformité. Corneille et Descartes vont de l'avant en hardis éclaireurs; Vaugelas prend des notes, l'Académie exhume Aristote, Boileau vient au monde. Le mouvement créateur se ralentit; les critiques viennent, élaguent, retranchent, proscrivent et couronnent leur œuvre en saluant avec ivresse l'heure bénie où dans l'État, dans la religion, le langage, les arts, tout est enfin ficé. En effet, rien ne bouge plus.

Dans la première partie de sa vie, Corneille a connu tous les périls et tous les enivrements de la liberté; dans la seconde, il les a regrettés. Ce n'est pas ainsi, je le sais, que le représentent d'ordinaire les critiques d'une école qui a longtemps fait autorité. En politique, le despotisme de Louis XIV, décoré du beau nom d'unité; en littérature, les règles d'Aristote, voilà pour eux le double idéal : tout ce qui s'en rapproche, ils le glorifient, tout ce qui semble s'en éloigner, ils le condamnent. Ils acceptent avec quelques réserves le Cid, ils admirent Horace, Cinna, Polyeucte; tout ce qui précède est rejeté. Pourquoi ?

Parce que Corneille a déclaré lui-même qu'il ne savait pas encore à ce moment qu'il y eût des règles: or, que peuvent être des pièces faites en dehors des règles? Ce qui suit, ils le rejettent également. Pourquoi ? Parce que Corneille s'est permis de s'affranchir des règles, parce qu'il a voulu innover. Bienheureux les Anglais ! Ils ont laissé à Shakespeare vivant toute sa liberté, et ils ne le mutilent pas après sa mort. Mais c'est trop s'arrêter à ces broussailles, allons droit à Corneille.

Il parut au théâtre au moment où Hardi finissait sa longue carrière, vers 1629. Nous n'avons aujourd'hui que le plus profond mépris pour les poètes, les pièces, le public, les acteurs, le théâtre de ce temps-là. Il est convenu que rien ne saurait être plus grossier et plus ridicule : on pourrait se contenter de dire que tout cela ne ressemblait en rien à l'idéal classique qui prévalut trente ans plus tard. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il y avait alors un rapport étroit, intime entre les œuvres et les spectateurs. Le poète dramatique ne plane pas au-dessus de ses contemporains; il vit parmi eux, il sent avec eux, c'est pour eux qu'il écrit, car c'est d'eux seuls qu'il attend le prix de son travail, l'argent et la gloire. Toute société se crée un théâtre à son image. Toute pièce qui réussit est bonne, c'est-à-dire conforme au goût du public. Tous les dix ans, ce goût change et les fils se moquent des belles choses qui ont ravi leurs pères. Il faut que le poète suive ces mouvements de l'opinion, et qu'il s'y accommode. Dans sa première jeunesse, quand le succès lui a versé ses enivrements, quand il se sent comme l'âme vibrante de toute cette foule qui l'applaudit, son génie heureux et facile trouve sans effort l'œuvre qu'on attend; elle flotte pour

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