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ya deux hommes, celui qui voit, qui sent, qui condamne avec passion les travers et les injustices de tout genre qu'il a sous les yeux, et celui qui tente de substituer à ces réalités mauvaises l'idéal qu'il a dans l'esprit. Dans Fénelon, l'utopiste est faible, souvent même puéril, aussi bien dans les idées que dans le style; mais le critique est supérieur. Même dans la Lettre à l'Académie, si polie, si mesurée, il y a des plaintes éloquentes et de fortes pensées sur la langue qu'on appauvrit sans pitié sous prétexte de noblesse, sur le convenu, le guindé, l'étroit des prescriptions doctrinales. Il ne craint pas, cet évêque, l'admirer hautement Molière, si durement, si injustement frappé par Bossuet. Les grâces du génie de La Fontaine le ravissent seul de ses contemporains, il ose préférer la virile éloquence de Démosthène aux ornements de l'abondance cicéronienne. Le ton est singulièrement plus ferme, plus impérieux encore dans les Dialogues sur l'éloquence. Certains critiques trouvent La Bruyère un peu sévère dans ses jugements sur les prédicateurs du grand siècle que diraient-ils donc de Fénelon? Je sais bien qu'il évoque pour faire le procès aux sermons pompeux de son temps, les simples et pénétrantes homélies des saint Augustin et des Chrysostome, et que c'est encore une manière de sacrifier à son goût pour l'idéal; mais en pareil sujet le passé peut être rappelé au présent pourquoi la tradition chrétienne qu'on se faisait gloire d'avoir maintenue sur (tous les autres points, était-elle abandonnée sur celui-là? Mais ce qui me frappe le plus dans cette partie de ses euvres, c'est la fameuse lettre à Louis XIV. Pendant longtemps on a refusé de la croire authentique; le doute n'est plus possible, le manuscrit autographe existe : les

pieux éditeurs ont dû en prendre leur parti 1, Le doux et tendre Fénelon prit ce jour-là l'audace et le ton d'un Ambroise et d'un Chrysostome. Il ne faut pas craindre de le dire hautement : il fit son devoir, et il le fit en courageux citoyen. Si tous les évêques et directeurs de conscience avaient fait entendre au roi ces dures et salutaires vérités, bien des malheurs eussent été épargnés à la France. On éprouve un soulagement de conscience à lire ces hardies et générenses protestations contre un despotisme qui avait tout courbé et qui se prétendait encore infaillible à l'heure même où le châtiment se faisait déjà sentir. Quelle vigueur dans ces premières paroles !

Vous êtes né, Sire, avec un cœur droit et équitable, mais ceux qui vous ont élevé ne vous ont donné pour science de gouverner que la défiance, la jalousie, l'éloignement de la vertu, la crainte de tout mérite éclatant, le goût des hommes souples et rampants, la hauteur et l'attention à votre seul intérét. Depuis environ trente ans, vos principaux ministres ont ébranlé ou renversé toutes les anciennes maximes de l'État, pour faire monter jusqu'au comble votre autorité, qui était devenue la leur parce qu'elle était dans leurs mains. On n'a plus parlé de l'État ni des règles; on n'a parlé que du roi et de son bon plaisir.

On vous a élevé jusqu'au ciel pour avoir effacé, disait-on, la grandeur de tous vos prédécesseurs ensemble, c'est-à-dire, pour avoir appauvri la France entière, afin d'introduire à la cour un luxe monstrueux et incurable.

Et la suite..... Il faut lire ce résumé du grand règne du grand roi. Après le monarque, le chrétien.

1. Voir cette lettre et les autres écrits politiques au tome IIIe de l'édition du Panthéon littéraire, p. 425. antérieure à 1691, ni postérieure à 1695.

La lettre ne peut être
Les éditeurs, qu'elle

scandalise fort, se consolent en assurant sans preuves qu'elle n'a pas été remise.

Vous n'aimez point Dieu, vous ne le craignez même que d'une crainte d'esclave; c'est l'enfer, et non pas Dieu que vous craignez votre religion ne consiste qu'en superstitions, en petites pratiques superficielles. Vous êtes comme les Juifs dont Dieu dit: Pendant qu'ils m'honorent des lèvres, leur cœur est loin de moi. Vous êtes scrupuleux sur des bagatelles et endurci sur des maux terribles. Vous n'aimez que votre gloire et votre commodité. Vous rapportez tout à vous comme si vous étiez le Dieu de la terre, et que tout le reste n'eût été créé que pour Vous être sacrifié.

On pourrait relever bien des passages aussi fortement pensés et écrits, notamment dans les longs débats que Fénelon soutint contre Bossuet à propos du quiétisme. Il ne faudrait pas oublier non plus le Sermon pour le sacre de l'Electeur de Cologne, et celui de l'Épiphanie, si éclatants tous deux et si vibrants d'enthousiasme. Que de personnes attribuent toujours à Bossuet la phrase célèbre: L'homme s'agite, mais Dieu le mène, qui est de Fénelon! Encore une fois, il y a en lui plusieurs hommes et plusieurs écrivains. Cette variété d'aspect avait déjà frappé Saint-Simon, qui découvrait tour à tour en lui l'évêque, le docteur, le grand seigneur, le futur ministre; et il ne le connut pas tout entier. Son style offre la même diversité; il a tous les tons et toutes les couleurs. Tantôt c'est François de Sales qui se souvient d'Homère; tantôt on croirait entendre un Platon chrétien; il a des douceurs infinies et une grâce qui berce, et par un retour soudain, il saisit et frappe fortement. C'est un homme de transition.

LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON

Bibliographie des Mémoires. - Saint-Simon et le siècle de Louis XIV, L'homme, l'éducation, la cour, les idées politiques. La voca

tion.

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Ce qu'il a vu, comment il l'a vu, comment il l'a montré. Le style de Saint-Simon. - Les récits, les tableaux, les portraits.

Ce n'est que de nos jours qu'on connaît les véritables Mémoires de Saint-Simon, et déjà l'on sent se transformer l'histoire conventionnelle du règne de Louis XIV. Le savant éditeur, M. Chéruel, semble lui-même en avoir éprouvé quelque alarme; et son travail fait et bien fait, il y a joint un appendice sous le titre de Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, et destiné à servir de contre-poison aux Mémoires 1. Rien de plus intéressant que cette impartialité s'exerçant aux dépens d'un auteur qu'on aime, dont on a suivi et rétabli la pensée si souvent altérée par les éditeurs précédents, et qu'on est obligé de combattre : c'est le triomphe de la véritable critique. Il y a bien des points de détail plus ou moins importants sur lesquels il faut passer condamnation; mais tout en faisant les concessions aussi larges que possible, l'impression générale des Mémoires subsiste. Depuis que ce redoutable témoin a pris la parole, le débat s'est rouvert, on revise les pièces du procès, on en exhume chaque jour de nouvelles. Ce qui sortira définitivement de cette enquête, on ne peut le prévoir sûrement; cela dépendra

1. Paris, librairie Hachette, 1865.

beaucoup de la voie où s'engagera notre pays. On a dit bien souvent que le passé éclairait le présent; c'est le contraire qui est le plus ordinairement vrai. Si les idées dont Louis XIV était le représentant le plus complet venaient à triompher (cela est fort invraisemblable), l'auréole du grand roi, «< ce nimbe des immortels,» brillerait d'un plus viféclat. Si, au contraire, la France s'éloigne de plus en plus (ce qui est très-probable)de ce prétendu idéal de félicité publique, ce sont les côtés sombres et douloureux du règne qui seront mis en lumière. En tous cas, les Mémoires de Saint-Simon seront le vrai champ de bataille. Ce n'est pas qu'il soit un politique supérieur, ni un homme d'État éminent, ni un diplomate de haute portée; mais c'est de tous les contemporains l'homme qui a eu les sensations les plus vives. Ses idées ne méritent peut-être pas un examen très-sérieux, mais ses impressions et ses jugements veulent qu'on en tienne compte. Les dépositions, officielles ou autres, ne détruisent pas les siennes. Il a vu autrement les mêmes choses, parce que son regard allait plus loin, plus avant, au fond du fond et jusque sous les masques. Il y a une expression qui revient sans cesse sous sa plume, l'écorce; il ne veut pas qu'on s'y arrête, et il a le plus profond mépris pour ceux qui ne sont pas allés au delà. A-t-il à parler de Dangeau, le mot impérieux se fait jour et à deux reprises.

Il est difficile de comprendre comment un homme a pu avoir la patience et la persévérance d'écrire un pareil ouvrage tous les jours pendant plus de cinquante ans, si maigre, si sec, si contraint, si précautionné, si littéral, à n'écrire que des écorces et de la plus repoussante aridité........ Sa vie frivole et d'écorce était telle que ses Mémoires; il ne savait rien au delà de ce que tout le monde voyait.

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