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en afflictions; la mort est entrée dans leur maison, ils ont vu se briser les plus chères espérances du cœur; ils ont connu les abattements, les angoisses, les révoltes, les doutes. Tout cela est resté enfoui dans les profondeurs mystérieuses de l'âme. Pourquoi? La poésie ne vit que de fictions. Tout ce qui est réel et individuel lui est interdit. Aussi bien les mots et les images manqueraient pour ces épanchements de la personnalité humaine. Le langage poétique est arrêté : les détails précis, vivants en sont exclus; les termes qui les peindraient ont été proscrits. Ces particularités ne sont pas du domaine de l'art : ils le rabaisseraient; ils y introduiraient le désordre et l'anarchie.

Que l'on rapproche de ces pauvretés artificielles la splendide explosion lyrique qui s'est produite au XIXe siècle. Tout a été renouvelé. Les vieux cadres du monde politique ont volé en éclats; des classes jusqu'alors plongées dans la nuit et le silence, ont apparu, frémissantes, impa tientes du jour et de l'action. Les bouleversements sans nom, les guerres formidables, les luttes incessantes des partis, les passions déchaînées, les conquêtes de la science qui révèlent l'immensité du monde, les audaces de la libre pensée qui retourne en tous sens l'énigme de la destinée de l'homme, que d'éléments nouveaux introduits tout à coup et qui remuent les âmes à des profondeurs jusqu'alors inconnues! L'individu, avec ses tristesses, ses attentes vagues, ses doutes, ses appels désespérés, ses rêves et ses idées d'avenir, ses enthousiasmes et ses indignations, a pris la place de ce rimeur imitateur qui ne sentait que d'après les modèles. La langue si misérablement appauvrie, sous prétexte de noblesse, s'est dilatée

XVIIE SIÈCLE.

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par l'effort même du renouvellement intérieur, et a débordé magnifiquement. Il y a eu excès, je le veux bien, mais après un si long jeûne, une si déplorable stérilité, qui oserait reprocher leur intempérance à ces nouveaux convives du banquet des Muses?

Fénelon et M. Joubert.

FÉNELON

La famille, l'éducation, le tour d'imagi-
L'éducation du duc de Bour-

nation. Fénelon missionnaire.

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gogne, ses résultats. La querelle du mysticisme.

La disgrâce. Les idées politiques de Fénelon. - Les divers styles de Fénelon, le Télémaque, la lettre à Louis XIV. Le critique.

Un critique qui aimait beaucoup la simplicité chez les autres, M. Joubert, juge ainsi Fénelon :

Fénelon nage, vole, opère dans un fluide; mais il est mou. Il a plutôt des plumes que des ailes.... Fénelon habite les vallons et la mi-côte, Bossuet, les hauteurs et les derniers sommets.

Fénelon avait cet heureux genre d'esprit, de talent et de caractère qui donne infailliblement de soi à tout le monde l'idée de quelque chose de meilleur que ce qu'on est. Il n'y a point d'ensorcellement sans art et sans habileté. L'esprit de Fénelon avait quelque chose de plus doux que la douceur même, de plus patient que la patience. Un ton de voix toujours égal et une douce contenance, toujours grave et polie, ont l'air de la simplicité, mais n'en sont pas. Les plis, les replis, et l'adresse qu'il mit dans ses discussions, pénétrèrent dans sa conduite. Cette multiplicité d'explications, cette rapidité, soit à se défendre tout haut, soit à attaquer sourdement, ces ruses inno

centes, cette vigilante attention pour répondre, pour prévenir et pour saisir les occasions, me rappellent malgré moi la simplicité du serpent, tel qu'il était dans le premier âge du monde, lorsqu'il avait de la candeur, du bonheur et de l'innocence, simplicité insinuante, non insidieuse cependant, sans perfidie, mais non sans tortuosité. (Joubert, tome II. p. 168.)

Voilà bien des façons et de la tortuosité pour insinuer que Fénelon n'est pas une de ces natures franches, en plein jour, à la Bossuet, qu'on saisit et embrasse d'un seul regard, qui satisfont l'esprit, même quand on ne peut les aimer. De tels hommes ont beaucoup de la femme; ils sont à la fois fuyants et attirants; ils n'ont pas la forte autorité qui impose; mais ils ont la grâce, je ne sais quoi de caressant et d'équivoque. Aujourd'hui encore, après la publication de tant de documents inconnus des contemporains 1, il plane sur le caractère et les idées de Fénelon une certaine incertitude; cette figure noble et fine flotte. Ceux qui le connurent et le pratiquèrent virent en lui un ambitieux, un hypocrite, un saint. L'ambitieux, c'est Saint-Simon qui l'a pénétré et révélé, et sans trop lui en faire un crime; la qualification de parfait hypocrite est tombée de la bouche même de Bossuet; le saint est apparu surtout dans les trois dernières années de sa vie, quand la mort du duc de Bourgogne détruisit enfin des espérances qui ne pouvaient mourir. Mais telle avait été son attitude que la mort même, qui met chacun à sa place, laissa la renommée de Fénelon comme en suspens. Les catholiques, qui le croyaient bien à eux, se le virent disputer par

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1.Près des deux tiers des ouvrages de Fénelon ne furent publiés qu'après sa mort. Ajoutez-y les Mémoires de Saint-Simon, lettres de Mme de Maintenon, et bien d'autres documents.

les philosophes. Sa douceur et sa charité d'une part, de l'autre sa disgrâce et le Télémaque furent le point de départ d'une légende qui transforma cet évêque grand seigneur en apôtre de la tolérance et de la liberté : tel il fut mis sur la scène aux approches d'une révolution qui l'eût rempli d'horreur. On pourrait multiplier les rapprochements de ce genre, rappeler par exemple que si les sulpiciens le revendiquent, les jésuites ont bien aussi quelques droits sur lui; que dans la fameuse querelle des anciens et des modernes, il sut ménager les deux partis, et tenir la balance égale entre La Motte et... Homère.

De là, les embarras de la critique : au moment où l'on croit saisir la physionomie du personnage, elle échappe; il est toujours là, mais ce n'est plus lui. Il rappelle ces ombres errantes de Virgile; elles glissent entre les myrtes de la forêt mystérieuse, comme la lune parmi les nuages. Essayons cependant.

Fénelon appartient par la date de sa naissance au pur règne de Louis XIV, mais surtout à la fin de ce règne. Il n'a pas vu les splendeurs des vingt premières années; il n'a pas eu cet éblouissement dont Bossuet n'est jamais revenu. Bossuet est mort sans avoir eu un doute sur la perpétuité de la monarchie absolue dont il s'était fait d'instinct le théoricien. Fénelon, plus perspicace, a vu la machine se détraquer, et il a voulu en réparer les ressorts, et Louis XIV l'a traité de bel esprit chimérique. Il a assisté à la ruine de Port-Royal et aux déplorables querelles de la Constitution : il a dû comprendre, bien qu'il fût plutôt de cœur avec les jésuites, que le jansénisme, cet élément grave, austère, du christianisme, ne pouvait disparaître sans laisser un vide irremédiable. Il a senti

que le moment approchait où la religion menacée de toutes parts n'aurait pas trop de toutes ses forces pour résister à l'orage. N'est-ce pas lui qui a dit : « Un bruit sourd d'impiété monte jusques à nous >>? Le scepticisme licencieux, qui n'avait jamais abdiqué, se faisait jour partout dans les vingt dernières années du règne. Dans le monde des lettres, la vieille autorité des règles incarnée en Boileau était battue en brèche par des audacieux comme Perrault, bientôt suivis de Fontenelle et de La Motte. La théorie du progrès, mal définie encore, mais d'autant plus hardie, attirait les esprits lassés et non satisfaits de l'immobilité doctrinale. Partout se manifestaient les signes précurseurs d'une transformation, ou tout au moins d'une réaction. Voilà le milieu où, vécut Fénelon. Une forte et virile éducation, un but unique proposé à l'activité de l'esprit auraient pu le maintenir dans une seule voie; mais cela lui manqua. Il fut enveloppé dès le berceau de dévotion tendre, consacré par sa mère à la sainte Vierge, comme préparé au pur amour. Son précepteur, contrairement à l'usage d'alors, le nourrit surtout des délicatesses de la poésie grecque. Les auteurs latins, plus substantiels, plus virils, ne l'attirèrent jamais que médiocrement. Parmi eux il choisit et goûta ceux qui, plus doux et plus tendres, caressent le cœur, les sensibles et les mélancoliques, Térence et Virgile, Catulle lui-même et Ovide. Quant aux enthousiastes un peu abrupts, comme Lucrèce, quant aux stoïques, à qui manque parfois la mesure, jamais la force, Sénèque, Lucain et souvent Juvénal, il ne devait pas se plaire en leur commerce. Homère, l'Homère de l'Odyssée surtout, le peintre du beau pays des Phéaciens, le père de Nausicaa, de Pénélope, de

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