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qu'ils sont parvenus au seuil de cette mémorable période, qu'on est convenu d'appeler le siècle de Louis XIV. Ils ont enfin touché la terre promise! Jusque-là, tout était confusion, anarchie, chaos dans la littérature française; à peine çà et là quelques éclairs parmi les ténèbres, un vague pressentiment des beautés parfaites qui vont enfin apparaître. Ne leur demandez pas où commence et où finit cette époque fortunée, qui ne produisit que des chefsd'œuvre ces misérables questions de date méritent-elles d'arrêter l'attention? Tout grand écrivain, toute œuvre supérieure appartiennent de droit au siècle de Louis XIV; et l'on retrouvera bon gré mal gré en eux les mérites qui font de la littérature de ce temps un véritable âge d'or, le modèle et l'envie de toutes les littératures. Est-il besoin de dire que ce n'est pas à ce point de vue que je me placerai? On en a fini avec les formules surannées et vides de l'admiration conventionnelle, qui le plus souvent admire à côté. L'indépendance n'exclut ni le respect ni la sympathie. Elle est, du reste, la condition même et la raison d'être de la critique. A quoi bon parler ou écrire, si c'est pour répéter des opinions qui traînent partout et qu'on ne partage pas?

J'examinerai d'abord quel est le sens et quelle est la portée de cette désignation convenue le siècle de Louis XIV; je tracerai ensuite un tableau de la société française sous le règne du grand roi : c'est l'introduction naturelle à ces études. Les cadres une fois dessinés, je présenterai suc cessivement les hommes et les œuvres qui caractérisent de la manière la plus sensible l'esprit des diverses pé riodes que l'on confond d'ordinaire, et à tort, en une époque unique.

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C'est Voltaire qui a imaginé et fait accepter cette fameuse division des quatre siècles, « de ces quatre âges heureux, où les arts ont été perfectionnés, et qui, ser<< vant d'époque à la grandeur de l'esprit humain, sont «l'exemple de la postérité. » Ces quatre siècles sont comme on sait, celui de Philippe et d'Alexandre, celui de César et d'Auguste, celui des Médicis, et enfin celui de Louis XIV, « qui est peut-être celui des quatre qui approche le plus de la perfection. » Rien de plus commode en apparence que cette division, rien de plus factice et de Vplus insoutenable. Qu'est-ce que le siècle de Philippe et d'Alexandre, ces barbares aux yeux des purs Grecs? Que deviennent Homère, Hésiode, Eschyle, Pindare, Hérodote, è Archiloque, Alcée, Sapho et tant d'autres, qui n'ont pas eu le bonheur de voir l'homme de Pella triompher de la Grèce? On peut accepter à la rigueur (non sans réserves cependant) le siècle de César et d'Auguste, et celui des Médicis, tout en se demandant pourquoi on marque du nom de ces usurpateurs, la généreuse et brillante expansion du génie d'un peuple pendant une période de près ¿de cent années; mais de quel droit faire honneur au roi Louis XIV de tous les grands hommes et de toutes les œuvres supérieures qui ont apparu pendant plus d'un siècle? Qu'est-ce que Descartes, par exemple, doit à Louis XIV? Il est mort en 1650, le roi avait douze ans. Qu'est-ce que Pascal doit à Louis XIV? Et Corneille? Le Cid fut représenté deux ans avant la naissance du roi. Et Retz? Et La Rochefoucauld? Et cette noble école de Port-Royal que le roi ne cessa de persécuter, jusqu'au jour où il la détruisit de fond en comble, et fit jeter à la voirie les corps des solitaires et des religieuses? Molière

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avait quarante et un ans quand Louis XIV commença à régner, La Fontaine en avait quarante, Bossuet en avait trente-quatre 1. Combien d'autres encore, parmi les artistes, les savants, les hommes de guerre, les hommes d'État, dont on s'obstine à grossir le cortège du monarque! Il est le soleil; on veut que tous les astres tirent de lui la chaleur, la lumière et le mouvement. Chose prodigieuse! Son influence agit avant sa naissance et après sa mort. Dans son catalogue des écrivains de ce fameux siècle, Voltaire place sans hésiter Descartes, Balzac, Vaugelas, nés au XVIe siècle et morts avant la majorité du roi, et Montesquieu, que l'on croyait bien un homme du XVIIIe siècle. Il affirme, en même temps, que ce siècle fut le plus éclairé qui fut jamais. Il est vrai que, vingt ans plus tard, il dira avec beaucoup plus de raison :

Siècle de grands talents, bien plus que de lumière.

Ses adversaires les plus acharnés, Desfontaines, Fréron, Clément, ses disciples les plus soumis, La Harpe et son école, acceptent en bloc la théorie de la confusion des dates. Mais, ce qui est plus grave encore, ni Voltaire, n ses amis, ni ses ennemis, ne s'avisent d'examiner si ce différences sensibles dans l'âge des écrivains et des artis tes, n'en ont pas entraîné d'essentielles dans l'esprit d leurs œuvres. Elles sautent aux yeux cependant. Quoi d plus dissemblable que Corneille et Racine, que Pascal Fénelon, que le Poussin et Lebrun? Le grand Arnaul ressemble-t-il au père Bouhours? Philippe de Champagn

1. M. Eugène Despois, dans son beau livre Les lettres et la liber (Charpentier, 1865), a fait bonne et complète justice de ce préjug qui est, comme disait Condorcet, un reste d'idolâtrie monarchique.

à Rigault? Condé et Turenne ressemblent-ils à Villeroy et à Villars? Il importe donc d'abord de bien établir ces distinctions fondamentales, et de les expliquer, en marquant les traits particuliers propres aux diverses catégories d'écrivains qui appartiennent au XVII° siècle. Les uns sont antérieurs au règne personnel de Louis XIV; les autres sont pour ainsi dire intermédiaires; les derniers ont subi presque exclusivement l'influence de ce règne si long, et si désastreux dans sa dernière période : ce ne sont pas ceux qui jugent le moins sévèrement l'homme et le roi, témoin Fénelon et Saint-Simon. Dans la première classe, figurent les plus grands noms du siècle, Descartes, Pascal, avec Saint-Cyran et Arnauld, Corneille, Retz, La Rochefoucauld, Saint-Évremond, Vaugelas et tous ces indépendants sur qui s'abattit Boileau, Saint-Amant, Cyrano de Bergerac, Scarron; à la période intermédiaire appartiennent Bossuet, Molière, La Fontaine, Mme de la Fayette, Mme de Sévigné; puis viennent ceux sur qui pesa uniquement l'influence du pouvoir absolu, Boileau, Racine, Fénelon, La Bruyère, Perrault. Il convient de placer å part, et sur un siége plus haut, comme sur un tribunal, le terrible Saint-Simon : c'est lui qui dira le dernier mot, et rendra l'arrêt définitif sur cette époque. Si l'on descend des sommets, parmi les talents de second ordre dont le nom flotte encore au-dessus de l'abîme de l'oubli, la plupart sont des adversaires plus ou moins déclarés de l'esprit du règne Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, Chaulieu, et la tribu ardente des réfugiés, Saurin, Bayle, Jurieu, ces Français que le bigotisme cruel du grand roi a chassés de la mère patrie, et dont les descendants hier encore combattaient contre nous. Toutes ces distinctions,

qui sont l'originalité même et la vie d'une époque, je les mettrai en lumière; j'essaierai de rendre à chaque écrivain la physionomie qui lui est propre. La majestueuse figure de Louis XIV dominera l'ensemble du tableau, il le faut bien, puisqu'il a tenu le premier rôle pendant tant d'années; mais dans la foule des sujets illustres qu'on entasse d'ordinaire confusément aux pieds de son trône, je marquerai avec soin les distances. Il en est qui ont toujours été hors de la portée des rayons du soleil, ce sont les plus grands: une force supérieure leur versait la chaleur et la vie; d'autres ont reçu d'aplomb la lumière ; les derniers n'ont été qu'effleurés par les lueurs mourantes de l'astre à son déclin. Cela suffirait déjà pour établir entre ces écrivains des différences bien tranchées ; il y en a d'autres, qui tiennent à la nature même et au caractère intime de chacun d'eux, qui constituent enfin sa personnalité. Si tous les hommes sont égaux sous le des potisme d'un seul, ils n'en sont pas moins dissemblables. C'est l'honneur de la critique de nos jours d'avoir cherché l'homme sous l'écrivain. Ainsi, l'œuvre s'éclaire d'une lumière nouvelle, imprévue; on la voit, pour ainsi dire, naître dans sa pensée, et revêtir, peu à peu, la forme que la nature même de l'auteur devait lui imposer. Ainsi s'explique la variété des productions d'une époque féconde entre toutes, et que des critiques étroits condamnent, on ne sait pourquoi, à une froide uniformité.

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II

C'est à Louis XIV, et avec raison, que l'on fait remonter l'établissement définitif du pouvoir absolu. Richelieu, à qui

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