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le monde. Il n'a pas en effet la simplicité forte des grands écrivains; il cherche l'effet, il l'atteint le plus souvent, mais parfois l'effort est visible et le but n'est pas en rapport avec les moyens. Ce qui semble l'avoir le plus préoccupé, c'est d'échapper à la monotonie : c'était l'écueil du genre.

Sans cesse en écrivant variez vos discours,

dit Boileau. Nul écrivain ne s'est montré aussi fidèle disciple du maître que La Bruyère. Il a des maximes dans le ton de La Rochefoucauld; il en a de plus vives, il en a qui ne sont que de pures pointes. C'est le trait final qui est tout. De la maxime il passe au portrait, et pour lui donner plus de relief il imagine un nom : l'original semble plus vivant, surtout quand le mot est heureusement choisi, ce qui n'arrive pas toujours. Après le portrait, il risque la forme exclamative: «< Riez, Zélie... » ou l'apostrophe directe: << Fuyez », ou le discours soutenu, majestueux, aboutissant à une chute imprévue : « Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire....... » Parfois, il cède la parole à un personnage, et c'est lui-même qui se peint à nos yeux. Plus loin, c'est un dialogue; il emploie même la narration. Le morceau si connu qui commence par ces mots : « Irène va consulter l'oracle », est un chef-d'œuvre du genre. Où il réussit le moins, c'est dans la déclamation, et on s'étonne qu'il y soit revenu si souvent. Le fameux passage : « Petits hommes, hauts de six pieds... › est prétentieux et niais. Ce ne sont que lieux communs usés. Il y a bien de la bonne volonté dans la discussion contre les esprits forts, mais c'est tout. Il n'est pas sur son terrain. En revanche, il a écrit le portrait de

Giton et de Phédon, du riche et du pauvre, pages admirables, fortes, vraies. Du reste tout ce chapitre des Biens de fortune est saisissant. Cela est vu, senti, souffert. Indignation, tristesse, amertume, profonde et inconsolable pitié, mépris éclatant et sonore, tous les tons, tous les styles s'y donnent carrière.

Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur. Il manque à quelques-uns jusqu'aux aliments; ils redoutent l'hiver, ils appréhendent de vivre. L'on mange ailleurs des fruits précoces; l'on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse; de simples bourgeois, seulement parce qu'ils sont riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles.

Il y a là un accent qui ne trompe pas. Et un peu plus loin :

Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu; capables d'une seule volupté qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre; curieuses et avides du denier dix; uniquement occupées de leurs débiteurs; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies; enfoncées et comme abimées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes: ils ont de l'argent.

Mais quel lecteur de La Bruyère n'a dans sa mémoire ses morceaux de choix? Chacun y trouve de quoi se satisfaire. On peut l'ouvrir n'importe où et passer avec lui une heure délicieuse. Je dis une heure passé ce temps, la fatigue pourrait venir. On le quitte, mais pour le reprendre. Son mérite le plus essentiel, c'est qu'il fait penser. Il n'est pas de ces écrivains qui mettent violemment

la main sur vous et vous entraînent souvent où l'on ne voudrait pas aller; avec lui, on se défend, on se livre, on résiste, on s'arrête en deçà ou on va au delà, et on revient.

JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU

ET LA POÉSIE LYRIQUE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

D'où vient la renommée faite à notre grand lyrique? Inventaire de
ses richesses poétiques. Ce que fut la poésie lyrique au
XVIIe siècle.
L'artificiel, le banal, le faux érigés en loi.

Parmi les auteurs qu'on ne lit plus guère, Jean-Baptisto Rousseau est peut-être celui que l'on lit le moins. C'est une gloire éteinte, définitivement éteinte. L'Université et les maisons d'éducation où il trouvait un dernier asile, lui ont donné congé. S'il conserve encore quelques admirateurs, c'est en secret: aucun d'eux n'essaie et n'essaiera de remettre sa statue sur le piédestal. On est revenu à Ronsard, parce que Ronsard est un commencement, et que ceux qui se réclamaient de lui sont de vrais poètes; on ne reviendra pas à Rousseau, parce qu'il est une fin et que ses disciples ne comptent plus. Ils croyaient avec lui toucher la terre promise et ils ne sortaient pas du désert. Il y a toujours eu d'ailleurs bien de l'artificiel et du parti pris dans la confection de cette grande renommée. Si l'or n'eût pas voulu à tout prix faire pièce à Voltaire, on n' pas exalté à ce point le triste personnage: on ne le mett si haut que pour rabaisser l'autre. Que de fois on ne gl

rifie les morts que pour avilir les vivants! C'est Lefranc de Pompignan qui inventa le grand lyrique et pleura la mort de l'Orphée de la France. On se doute bien qu'il ne le porta pas en paradis.

L'homme est peu intéressant. On prétend qu'il a été calomnié, qu'il n'était ni ingrat, ni perfide, ni hypocrite : c'est un grand malheur pour lui d'en avoir toujours eu les apparences. Ses apologies ne forcent pas la conviction : s'il nie des faits, c'est avec des arguments et d'un ton qui leur donnent de la vraisemblance. Les attitudes si diverses qu'on lui voit inquiètent l'esprit : on voudrait plus de simplicité et d'unité dans les actes et dans le langage. Ces poésies religieuses, cette dévotion qui apparaît de temps à autre et toujours à propos, se concilient mal avec le libertinage que certains protecteurs exigeaient. Des Odes sacrées aux Allégories et aux Épigrammes, sans compter les fameux couplets, la transition semble un peu brusque. Ce qu'il y a de plus fâcheux pour lui, c'est qu'il semble avoir été dominé par deux passions peu nobles, la vanité qui lui fit renier son père, l'envie, qui fit de lui l'ennemi secret de tout auteur de mérite. Évidemment la cul

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ture de l'esprit n'a pas réformé le cœur, qui était vicieux. La société de son temps, loin de corriger ses penchants pervers, les développa. Jean-Baptiste Rousseau, né en 1669, s'épanouit au moment même où le règne de Louis XIV entra dans sa période de décadence. Rien ne semble changé, mais l'édifice, toujours imposant, est miné dans sa base. L'autorité du monarque s'exerce toujours d'une façon aussi absolue, mais ceux qui la subissent ont cessé de l'adorer; ils n'y croient plus. Les vices du gouvernement personnel sautent aux yeux;

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des esprits hardis ne craignent pas de les signaler. Le plus grand nombre gardent le silence, mais on se dédommage en particulier des respects forcés dont on n'ose encore s'affranchir. Le vieux roi commande la dévotion à sa cour, mais bien des gens se deinandent ce qu'elle a produit: la fameuse déclaration de 1682, la révocation de Tédit de Nantes, les persécutions sans nom dirigées contre Port-Royal, la tyrannie sombre, féroce et sotte d'un Tellier. ci encore, sous les respects extérieurs, se forment et se développent un scepticisme et un mépris qui n'attendent que la mort de Louis XIV pour faire explosion. Il en est de même pour les mœurs. La galanterie, qui était à la mode vingt ans auparavant, se cache et se transforme en dévergondage. Cette hypocrisie universelle enveloppa Rousseau, le pénétra, à cet âge critique où l'on subit si aisément les influences du dehors. Entre le vieil esprit qui semblait encore vivant et l'esprit nouveau qui çà et là éclatait par d'audacieuses saillies, il flotta, se partagea. Comme c'était en tout une nature médiocre et une intelligence de faible portée, il fut tantôt en avant, tantôt en arrière. Avec plus d'élévation dans les sentiments, il eût persisté dans l'une des deux voies; mais il était né bas, et les déboires d'une vie errante et dépendante l'abaissèrent encore. La persécution et l'exil honorent, relèvent, inspirent les âmes généreuses; lui en sortit amoindri et comme indigne. Évidemment le fonds manquait. — Qu'importe? dira-t-on. Ce n'est pas la vertu qui fait le génie. Mais le génie naîtra-t-il dans une âme possédée par de misérables passions? S'il apparaît, ne sera-t-il pas étouffé Far ces parasites dévorants? Plus que tout autre le poète lyrique doit trouver en lui-même la matière de son œuvre

XVIIE SIÈCLE.

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