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chines usées. Chose bien remarquable! le christianisme, qu'il répudie absolument, prend sa revanche, revient à la charge, s'impose à lui. Vieux, malade, chagrin, il incline de plus en plus vers les austères doctrines du jansénisme, et ne trouve plus que là le dernier aliment de sa veine qui tarit. La mort d'Arnauld, le grand exilé, lui inspire les vers les plus éloquents qu'il ait écrits. S'il revient à l'épître et à la satire, c'est pour élucider des questions de théologie à l'ordre du jour, l'Amour de Dieu, l'Équivoque. Voilà ce fanatique adorateur des anciens, qui, au terme de sa carrière, vieux lion sans griffes et sans dents, ravive en lui cette chaude admiration juvénile des Provinciales et va demander à Pascal quelques-uns de ces traits (qu'il émousse, hélas!) décochés jadis avec tant de sûreté contre les subtilités impudentes et honteuses des casuistes.

J'ai insisté sur cette lacune de la critique de Boileau. A mon avis, elle explique l'œuvre tout entière. Si Boileau avait mieux compris l'antiquité, il aurait compris le christianisme; il n'aurait pas imposé à la poésie de son temps les cadres étouffants des genres d'autrefois. Au lieu de poser partout des barrières et de prononcer des exclusions, au lieu de faire du Parnasse une petite montagne raide et sèche, où il juchait après minutieux examen quelques privilégiés, il eût contemplé dans un horizon infini les cimes rayonnantes des sommets poétiques occupées par les élus de la Muse, soit qu'elle ait chanté pour eux sur les bords du Gange, aux pieds de l'Hymalaya, sur les côtes parfumée de l'Ionie, dans les vallées de l'Ilissus, de l'Eurotas, du Sperchius, sous les ombrages mélancoliques des forêts de la Scandinavie, sous le ciel rayonnant

de Naples, dans les âpres chemins de l'exil où errait Dante, dans le sombre cabinet où Milton et la Bible se - parlaient, partout enfin, où un homme a dit aux autres hommes : Voici ce que pense, espère, regrette, désire votre âme; voici ce que vos pères ont cru, souffert, accompli dans les larmes ou dans la joie... Mais n'est-ce pas folie que de rêver ainsi et si loin de son sujet? Comment y revenir? En allant revoir au Louvre le buste de Girardon, j'ai été frappé de la place qui lui a été assignée. Il est dans une petite niche entre deux colonnes, juste à l'entrée. Il semble avoir été posté là comme un gardien qui a pour consigne de ne pas laisser entrer le premier venu, qui est prêt à vous demander vos papiers, et qui ne prononcera qu'après scrupuleux examen l'admission définitive. Est-ce que telle n'a pas été la fonction de Boileau? A tous les poètes de son temps il a demandé leurs papiers; il a chassé ceux qui avaient pénétré sans droits dans l'enceinte réservée; il n'a pas laissé approcher ceux qui espéraient suivre les premiers. En somme, c'est une besogne excellente et qui doit être faite. Est-il nécessaire que ce soit un poète qui s'en charge?

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RACINE

Le caractère de Racine. Les diverses époques de sa vie, PortRoyal, le théâtre, la cour, la conversion, la disgrâce.

du poète, le ressort dramatique.

confidents.

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L'œuvre

Le roi, les femmes, l'amour, les

Les timidités et les élégances de Racine. Esther

et Athalie. Racine et l'école romantique.

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Racine est peut-être le seul homme de lettres pour qui Louis XIV ait éprouvé quelque chose qui ressemblait à de l'affection. Il estimait Boileau, mais ne l'aimait guère; quant à Molière, il ne le comprit jamais. De bonne heure il distingua Racine, le suivit, lui laissa dépenser l'exubérance de la jeunesse, puis, lorsqu'il le sentit calme, rassis, il l'appela et le garda près de sa personne plus de vingt ans. Quand le roi était malade, ne pouvait dormir, il faisait au poète l'honneur de le garder dans sa chambre, et lui demandait de lire. Cette faveur si intime faisait bien des jaloux. On sait qu'elle fut brusquement interrompue peu de temps avant la mort de Racine, et on suppose que de cette disgrâce il mourut (1699).

Ils étaient à peu près du même âge, Racine étant né en 1639. Il y a même une certaine ressemblance dans les traits. La figure du poète est belle, agréable, noble; elle s'accommode fort bien de la vaste perruque. On pourrait lui reprocher une majesté un peu fade, imposée sans doute par le peintre; mais la physionomie se réveille et se relève, grâce à un nez vif et pointu qui décèle un penchant décidé à la raillerie. Racine y excellait, c'était un

don naturel, et il prit soin de le cultiver. Si l'on en croit l'abbé Iraild, même après sa conversion, même à la cour, où un bon mot peut être si dangereux, il jetait sur le papier des épigrammes rentrées qui n'avaient osé se faire jour. Celles qui ont été conservées sont fort mordantes. Qu'on lise d'ailleurs les deux fameuses lettres à l'auteur des Hérésies imaginaires, lettres si spirituelles et si méchantes; rien dans les Provinciales d'aussi acéré, cela emporte la pièce. Il y a dans la comédie des Plaideurs, telle plaisanterie qui donne le frisson, Dandin proposant à la jeune Isabelle de faire donner la question devant elle, pour la distraire :

Bah! cela fait toujours passer une heure ou deux.

Enfin le fils de Racine fait à ce sujet des aveux qui ne laissent aucun doute. Quand Racine était en verve, rien ne l'arrêtait; il fallait que Boileau lui fit toucher du doigt la blessure toute vive faite à un ami. Ce côté du caractère est volontiers laissé dans l'ombre par les critiques. Pour eux, il n'y a que le tendre Racine, le noble, l'élégant, le sublime Racine. Comment se fait-il donc que ce poète ait eu tant d'ennemis, qu'il ait été si passionnément discuté et nié? La seule envie ne suffit pas à expliquer un déchaînement tel et si persistant. Corneille, dont les succès furent bien autrement éclatants, désarma bientôt les Scudéry, les Mayret et tous ceux qu'il rejetait dans l'ombre. Sa fierté avait je ne sais quoi de naïf sans malice; il y avait un fond d'amertume dans celle de Racine.

Ce qui contribua encore à alimenter les haines, et fournit des armes contre lui, ce fut l'inconstance même de sa vie. Elle ne présente pas l'harmonieuse unité des

natures fortes. Si le début et la fin semblent se retrouver et se rejoindre en Port-Royal, la période du milieu est singulièrement agitée et peu nette. Même aujourd'hui, après tant de recherches, la curiosité n'est pas satisfaite ; il reste sur plus d'un point des incertitudes, disons le mot, quelque chose d'équivoque.

Racine, laissé orphelin à quatre ans, fut, on peut le dire, élevé dans le sein même de Port-Royal. Ces hommes admirables, si durs à eux-mêmes, témoignèrent à cet enfant une tendresse vraiment paternelle. Il y avait en lui une grâce charmante qui les ravit. Lui-même fut gagné d'abord, et aima ceux qui l'aimaient. Il appelait M. Lemaistre son cher papa. Il avait quinze ans quand la persécution vint fondre sur les solitaires: c'était à la veille des Provinciales. Chacun préparait ses armes, cherchait à parer le coup suspendu. Racine, trop jeune pour la mêlée, épanchait en vers latins et français ses indignations, ses tristesses, son affection pour la sainte maison. Ces premières œuvres recueillies enfin et publiées in extenso 1 sont d'un mouvement doux, régulier; la forme en est élégante, les images gracieuses: ce qui manque surtout, c'est le nerf. Tandis que le jeune poète errait sous les ombrages des grands bois qui enveloppaient Port-Royal, Pascal ardent et sombre interrompait son terrible livre des Pensées, pour lancer contre les casuistes l'invincible pamphlet. Ces rêveries d'adolescent qui grandit à l'ombre des autels et pendant que sévit la tempête, étaient troublées par des lectures défendues, mais d'autant plus chères. Racine dévorait, apprenait par cœur le roman grec

1. Voir le Racine de la Collection des grands écrivains. — Librairie Hachette.

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