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bien sûr que ce qui lui manque, ses compatriotes en soient bien riches. En tout cas, il faut s'observer quand on parle de lui. Voltaire disait à Marmontel qui malmenait le législateur du Parnasse : « Ne dites pas de mal de Boileau cela porte malheur. »

Je voudrais, avant d'entrer dans l'examen de son œuvre, saisir et indiquer les traits caractéristiques de sa physionomie d'abord, puis de sa nature morale.

Le buste de Girardon que l'on voit au Louvre et qui est une œuvre plus soignée que véritablement originale, représente Boileau vers l'âge de cinquante ans, ayant donc perdu quelque chose de cette vivacité que tous les contemporains lui attribuent. La figure est régulière, ouverte, franche. Il y a bien dans la bouche quelque chose de malicieux et d'ironique, mais sans amertume et sans cruauté. La lèvre n'est ni mince, ni sensuelle. Le front assez élevé, pas très-large, semble fuir un peu en montant; la vaste perruque dissimule la fuite, mais on la sent. Les boucles abondantes sont assez négligemment jetées. Elles ne couvrent rien d'essentiel; c'est la coiffure d'un homme qui voulait ne pas être gêné. Ce qui domine, c'est la franchise, mais une franchise vive, agissante pour ainsi dire; et, s'il est permis d'ajouter un dernier trait, plus d'esprit que d'intelligence.

Il avait l'humeur fort gaie tous les témoignages des contemporains sont unanimes à ce sujet. Dans les cabarets où se réunissaient souvent ceux dont on a fait nos graves et solennels classiques, Boileau était de tous celui qui dépensait le plus de joyeuse humeur. Chapelle tout d'abord se noyait dans son verre; c'était son incurable défaut; La Fontaine rêvait; Molière observait et pensait; Racine écou

tait soupirer son cœur; Boileau seul s'abandonnait à l'heure présente. On plaisantait, on improvisait épigrammes et parodies; Boileau fournissait sa bonne part. Premiers et vifs rayons de jeunesse dont le souvenir est si doux ! Quarante ans plus tard, le vieillard infirme et morose les évoquait des ombres du passé; il avouait à Brossette, non sans une certaine satisfaction, qu'il avait fourni son conlingent au Chapelain décoiffé, et qu'il n'était pas étranger à la scène des Plaideurs entre Chicaneau et la comtesse. Il n'avouait pas, mais Chapelle racontait qu'il avait fait un jour à cet ivrogne incorrigible un beau sermon sur la tempérance; qu'il était entré avec lui au cabaret pour fortifier son éloquence, et qu'on avait dû rapporter chez eux le sermonnaire et le sermonné. Ce n'est pas lui faire tort que de rappeler ces incartades printanières. Au contraire bien des gens lui en sauront gré : on ne le montre que trop sous les traits d'un renfrogné pédagogue. Il ne fut jamais tel, sauf peut-être dans les dix dernières années de sa vie, lorsque la maladie et l'isolement tombèrent sur lui. Au théâtre, il donnait la comédie par les éclats de son rire; Racine l'admonestait du coude, l'invitait à se contenir. Mme de Sévigné le vit un jour dans un salon poussant vivement deux jésuites, dont l'un était le père Bourdaloue au sujet des Provinciales: il criait, courait, s'enfuyait, revenait comme un forcené. Enfin, on trouve partout je ne sais combien d'anecdotes sur les joyeuses après-dînées de la maison d'Auteuil. « C'est une hôtellerie, » disait Racine; et de fait, il y fallait payer son écot en esprit et en bons mots.

La gaîté ne va guère sans franchise, Boileau était franc et courageux. Il ne craignait pas de dire en face à Louis XIV

que ses vers ne valaient rien. Il maintenait contre l'opi nion du roi soutenu naturellement par tous les courtisans, y compris Racine, que l'expression rebrousser chemin était légitime et excellente. Il faisait ce qu'aurait dû faire Racine, des observations sur le dénûment où le prince laissait le vieux Corneille. Il se déclara hautement et en toute circonstance pour Molière méconnu; il protestait avec indignation contre ceux qui avaient disputé au grand comique « un peu de terre. » Contre toutes les cabales déchaînées il défendait la gloire de Racine et osait déclarer Phèdre tombée un chef-d'œuvre. Il fallait un certain courage pour contester le génie de Chapelain : c'était Chapelain qui dressait la liste des gens de lettres recommandés à la munificence royale. Boileau n'hésita pas, il attaqua bravement cette grande renommée et fit tomber l'idole de son piédestal. Je suis frappé surtout de la dignité et du courage de son attitude dans toutes les circonstances où les jansénistes sont en cause. Il ne devait rien à Port-Royal ni à ses maîtres; Racine qui leur devait tout, ne l'oublia que trop à un moment et ne s'en souvint pas assez après sa conversion. Boileau ne craignit pas de dire hautement à la cour, où rien ne se perd, ce qu'il pensait des rigueurs exercées ou préparées contre les religieuses et contre les solitaires.« On va traiter durement les religieuses, disait-on. Eh! reprit-il, les traitera-t-on plus durement qu'elles ne se traitent elles-mêmes? » «Le roi fait chercher partout M. Nicole pour l'arrêter. Le roi n'aura pas le malheur de le trouver. >> Il s'honorait hautement d'être l'ami d'Arnauld, et faisait profession de l'admirer. Que l'on rapproche des vers froids et pâles de Racine l'épitaphe élo

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quente de Boileau pour le grand exilé, on verra en quoi diffèrent un bel esprit et un homme de cœur. Il ne faut pas oublier les préceptes moraux du ive chant de l'Art poétique. Les qualités qu'il exige des gens de lettres, il les possédait ; les lois qu'il leur impose, il les observait scrupuleusement. C'est lui qui a dit :

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.

Voilà ce qu'il convient de ne jamais oublier quand on se sent tenté de sévérité envers le poète. L'homme doit dans une certaine mesure protéger l'écrivain, en tout cas, il l'explique. La droiture, la fermeté, la franchise dans les actes et dans le langage, ce n'est pas assurément l'unique source d'où jaillit le flot divin de la poésie; il faut autre chose, mais c'est bien le point de départ d'une certaine poésie, la sienne, celle qui prend pour devise :

Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

Sa vie offre la sérieuse unité qui est la marque des natures fortes. Pas de chutes, pas de défaillances, pas de conversion; il ne se repent de rien, il n'a rien à expier. Du premier jour jusqu'au dernier il a conservé l'horreur des mauvais livres et l'amour des règles. Chacun se fait un idéal à sa taille et à son honneur, quand on est capable de s'en faire un. Le sien fut tel, et il ne s'en départit jamais. La seule infidélité qu'on soit en droit de lui reprocher, c'est l'obéissance aux volontés du roi qui voulut faire de lui et de Racine des historiographes. Boileau eut le tort de quitter pour ce glorieux emploi le métier de la poésie. Il l'expia cruellement. Il dut d'abord subir l'humiliation de recevoir un traitement qu'il ne gagnait pas

et ne gagna jamais; puis les quolibets vinrent fondre sur lui. Pour les railleries des courtisans, grands seigneurs, hommes d'épée qui faisaient campagne aux côtés du roi, passe encore ces vaillants avaient bien le droit de rire à la vue du satirique en costume de guerrier, juché sur un cheval toujours trop fringant; mais servir de but aux plaisanteries d'un Pradon! Celui-ci ne se permit-il pas de ridiculiser à la fois le poète et le fragment épique du passage du Rhin? Après avoir dépeint les deux Messieurs du sublime attachés à une longue rapière, il rappelait la mésaventure grotesque du plus mauvais cavalier des deux.

Muse, ressouviens-toi de la route de Gand,

Quand l'un des deux tomba dans un noir outregand. (bourbier.)

Là, ce guerrier n'eut pas la figure poudreuse,

Mais bien comme le Rhin, la barbe limoneuse,
Et sortant du bourbier, jurant et menaçant,
Accusait dans sa chute un cheval innocent.

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Ce fut l'expiation. vie, il est ferme, droit, même un peu raide. S'il fait aux jésuites tout-puissants quelques concessions de mots, vite, il se rattrape sur le fond. S'il loue le père Bourdaloue, il ne le met qu'après le grand Arnauld. L'Académie est peuplée de gens de lettres dont il a fait le procès; il ne songe pas à fléchir ces vanités rancunières; il faut que le roi exprime le désir qu'il a de voir Boileau siéger parmi les immortels. Boileau avait alors quarante-sept ans. Il fut élu, et son remerciement, où ses confrères s'attendaient à trouver amende honorable, fut très-digne et légèrement ironique. Il put dire en toute sincérité qu'il ne s'attendait pas à l'honneur qu'il recevait. Bayle, en sa qualité de journaliste réfugié, ne manqua pas de faire ressortir maligne

Dans tous les autres actes de sa

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