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se relaient autour du personnage principal pour amener telle situation, engager tel débat qui provoquent le rire. L'unité de comique subsiste, et il y a variété. Purgon, Diafoirus, Toinette, Béralde, Béline, tous gravitent autour de la chaise percée d'Orgon, et le forcent à étaler toutes les faces de son ridicule. Ceux qui flattent la manie du personnage aussi bien que ceux qui la combattent, conspirent à la gaîté de l'œuvre. Mme Jourdain, les professeurs de M. Jourdain, Nicole, Dorimène, le mufti, autant d'aspects plaisants ou bouffons, sous lesquels éclate la sotte vanité du bourgeois. La plus heureuse création en ce genre est celle des servantes. Que de malice et d'esprit dans ces braves filles qui ont tant de dévouement et si peu de respect! Leur bon sens, leur hardiesse, leurs inventions bouffonnes font circuler dans l'œuvre tout entière un courant de joyeuse humeur. Cela est droit, cela est sain, cela soulage et fait rire. Et quelle variété dans les physionomies! Nicole ne ressemble pas à Dorine: il faut pour pénétrer Tartuffe qui s'enveloppe, un regard plus clairvoyant que pour saisir le ridicule de M. Jourdain qui crève les yeux.

Pour la langue, Molière appartient à la grande époque, j'entends celle qui précède le règne de Louis XIV. Ce n'est pas avec Boileau, Racine, La Bruyère, Fénelon qu'il faut le mettre ses pairs sont Corneille, Retz, Pascal. La comédie, genre inférieur au jugement de Vaugelas, et « où peu de gens s'occupent, » le maintient dans la pure tradition du génie national. Il proteste par son œuvre contre l'épuration à outrance et les délicatesses raffinées qui appauvrissent l'idiome; il rend le droit de cité à une foule

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de mots et de tournures expressives que les honnêtes gens s'entendaient pour bannir. Il n'écrit pas pour un certain monde, mais pour tout le monde. Bien des termes et des constructions que l'on renvoyait dédaigneusement au peuple trouvent asile chez lui et conservent leur droit de cité. Fénelon, si libéral cependant en fait de langage, trouvait en lui « des métaphores qui approchent du galimatias. » Mais Fénelon ne fut jamais libéral qu'à la surface; il s'effarouchait trop aisément. La Bruyère, ce styliste, ne le ménage guère. « Il n'a manqué à Molière que d'éviter le jargon et le barbarisme et d'écrire purement. » — Y a-t-il un seul critique au XVIIe siècle qui ait senti ce qu'il y avait de riche, de franc, de vif, de pittoresque dans la langue de Molière? Boileau lui-même faisait bien des réserves. On a rendu un peu plus de justice à son style. Quelle qualité lui manque? Les incorrections même ont je ne sais quel relief qui charme. Netteté, force, variété, mouvement, abondance et sobriété, tout y est. Avec l'esprit et la grâce, il a l'éloquence, et par-dessus tout, le naturel. On peut y revenir sans cesse et à tout âge, on le trouvera toujours vrai et nouveau.

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Il manquerait quelque chose à sa gloire, si les Allemands ne l'avaient contestée. L'illustre Schlegel et son école déclarent ne rien comprendre à Molière. Et lui, qu'eût-il compris à ce qu'ils écrivent? Goethe pensait autrement. Chaque année il relisait Molière c'était pour lui plus qu'un plaisir, c'était un antidote: cela lui rendait le vrai sens des choses, éclaircissait ses idées.

Les Anglais sont plus équitables. On rapporte qu'un acteur de ce pays, Kemble, étant venu en France en 1800,

fut invité par ses camarades français à un grand dîner. La conversation tomba naturellement sur le théâtre. On passa en revue les époques, les genres et enfin les auteurs. Les Français, en gens bien élevés, payèrent à Shakespeare leur tribut d'hommages. L'un d'eux, cependant, patriote avant tout, lança le nom de Molière. L'acteur anglais répondit froidement : « Molière n'est pas un Français. » Étonnement de tous : « Expliquez-vous. Est-ce que par hasard Molière serait un Anglais? - Pas plus Anglais que Français ! — Mais alors? — Je me figure que Dieu, dans sa bonté, voulant donner au genre humain le plaisir de la comédie, créa Molière, et le laissa tomber sur terre, en lui disant : « Homme, va << peindre, amuser, et, si tu peux, corriger tes sembla«bles. » Il fallait bien qu'il descendît sur quelque point du globe, de ce côté du détroit ou bien de l'autre, ou bien ailleurs. Nous n'avons pas été favorisés; c'est de votre côté qu'il est tombé. Mais il n'est pas plus à vous qu'à personne, il appartient à l'univers. »

Après l'anecdote, dont je ne garantis pas l'authenticité 1, un mot de M. Sainte-Beuve, son jugement définitif. Il suppose un congrès où s'assembleraient les poètes de tous les temps et de tous les pays pour y disputer la palme. Celui qu'il députerait pour représenter la France, c'est Molière.

1. Elle a pour source M. Auger.

BOSSUET

Bossuet et Louis XIV. san, le précepteur.

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L'horizon de Bossuet, ses limites. - L'his

torien, le politique, le philosophe, le théologien.

Bossuet. Ses devanciers et ses contemporains.

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de composition et de style.

L'éloquence de
Ses procédés

Bossuet est peut-être de tous les écrivains du XVIIe siècle celui que l'on peut le moins séparer de Louis XIV. Il y avait entre eux une affinité réelle de nature; tous deux appartiennent à la race des dominateurs. Ils vont devant eux sans regarder à droite ni à gauche et se refusent à comprendre ce qui les gênerait. Dès qu'ils se virent, ils se reconnurent; il se fit entre eux un pacte tacite. Ce que le roi donna fut peu de chose, si on le compare à ce que valait Bossuet et à ce qu'il donna. Pour un tel homme, qu'était-ce qu'un évêché et le stérile honneur d'instruire le dauphin? Involontairement on rêve pour lui une de ces positions éclatantes qui mettent en lumière toutes les facultés d'un homme. Il l'eût obtenue probablement s'il ne fût pas né dans cette bourgeoisie parlementaire que le roi détestait et qui avait produit Broussel. Bossuet n'en fut pas moins le héraut sonore de la monarchie absolue et de la religion d'État. C'est un rôle qui convenait à sa nature; ses aptitudes et ses inclinations l'y portaient; l'autorité sous toutes ses formes lui apparut de bonne heure comme le dernier mot de tout, une nécessité, une loi d'en haut. Il en fut l'interprète convaincu

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et solennel. Peut-être alla-t-il en quelques occasions plus loin qu'il ne voulait et qu'il ne convenait. Il en porte aujourd'hui la peine; mais une part de responsabilité revient au roi qui exigeait de tous un dévouement sans réserve.

Il y a au Louvre un magnifique portrait de Bossuet par Rigault, une de ses plus belles toiles. Le prélat est en pied et semble marcher vers les spectateurs; sa haute taille se détache des plis d'un vêtement ample qui la rehausse sans l'étreindre et flotte avec une grâce sévère. La main droite qui s'avance est posée sur un livre avec un geste dominateur, comme d'un roi qui saisit son sceptre. L'attitude est d'un homme qui commande. La figure, un peu pleine par le bas, a de la noblesse et de la sérénité. Le front est haut, d'une largeur médiocre; les yeux ne sont pas d'un penseur. L'ensemble est plus magnifique que saisissant; cela sent le portrait officiel, la représentation. Il devait y avoir dans toute sa personne plus d'animation et de vie. Que l'on se retourne et que l'on regarde en face le Richelieu de Philippe de Champagne: modèles et peintres sont évidemment de deux époques bien différentes. Plus sensible encore est l'opposition, si l'on se rappelle l'ardente et mélancolique figure de Pascal, l'homme qui cherche en gémissant. Bossuet, lui, a trouvé, et dès le premier jour il s'est assis dans sa certitude et sa sérénité. Tout en lui était ferme, net, arrêté. L'écriture est grande, pleine, droite, régulière; fort peu de ratures et ne portant que sur des détails d'expression. Le fond de la pensée est immuable, le mouvement et la couleur du style naissent avec elle spontanément; à peine çà et là quelques retouches pour l'harmonie de la période. Les manuscrits de Pascal sont de véritables hiéroglyphes:

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