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puissance, et une volonté si ferme de la faire sentir, un art infini de tout ramener à la splendeur du trône, la magnificence, les grâces de la personne, le prestige d'une gloire précoce qu'il savait s'approprier, maintenaient dans une sorte d'éblouissement et d'adoration les courtisans de tout rang, de tout âge, de tout sexe. Les femmes se troublaient à un regard de lui, à un mot tombé de ses lèvres. Les poètes de cour, les rimeurs de ballets et de mascarades célébraient les glorieuses faiblesses du monarque, sa ravissante beauté, et la félicité de l'humble mortelle qui avait captivé le cœur du dieu. Les plus honnêtes rêvaient pour leur femme ou leur fille pareille fortune. Tant que le roi fut jeune et donna le signal des fêtes et des plaisirs, les courtisans ne furent exposés qu'à se corrompre dans l'oisiveté, à se ruiner en équipages, en habits, au jeu: ils en étaient quittes pour pressurer un peu plus le fermier et le paysan. Quand le roi commença vieillir, quand le bruit l'importuna, quand la peur, les remords, les deuils de famille le confinèrent dans le froid et sombre appartement de Mme de Maintenon, i fallut vieillir avec lui, se ranger avec lui, avec lui fair pénitence. Ce fut une cruelle épreuve pour les courtisan jeunes qui, n'ayant point pris part aux joyeux désordre des premières années, se sentaient peu de penchant pou l'expiation. Il fallait en venir là : la dévotion officielle, d plus en plus chagrine et exigeante, ne connaissait ni åg ni rang. Ce n'était plus dans les ballets et les carrouse qu'on attirait l'attention du roi; la piété étalée fut la plu sûre recommandation. L'hypocrisie, dont Molière ava pressenti le règne, s'installa à Versailles. A la corruptic ordinaire des cours s'ajouta cette lèpre. De temps à aut

des désordres sans nom éclataient tout à coup, et cela dans la famille même du roi. La Bruyère, ce pénétrant observateur des mœurs de son siècle, disait : « Un déot est celui qui, sous un roi athée, serait athée. » ette brave noblesse française, légère, mais généreuse, néritait mieux. Sans adopter les idées d'un SaintSimon ou d'un Boulainvilliers, qui ne voient le salut du ays et de la monarchie que dans le retour à la féodaité, il faut bien reconnaître que cette classe de la nation été abaissée sans profit, qu'on en pouvait faire autre hose qu'une décoration de la magnificence royale, que es vices et son incapacité furent l'œuvre d'un maître Faloux et fastueux. On lui vendit trop cher des priviléges unestes et corrupteurs, qu'elle eut la gloire de sacrifier lus tard, dans la nuit du 4 août. Elle va tomber dans le iscrédit qui attend la royauté elle-même. Nous sommes bin encore du jour où Beaumarchais dira: « Vous vous tes donné la peine de naître. » Mais Montesquieu l'anonce. « Un grand seigneur, dit-il, est un homme qui oit le roi, qui parle aux ministres, qui a des ancêtres, des ettes et des pensions. »Plus grave encore est la parole e d'Argenson: « Les nobles sont les frelons de la ruche. » Après la cour, la ville. La ville, c'est Paris, que le ɔi n'aime guère, où il réside le moins possible, jusu'au jour où il s'est fait sa vraie capitale à lui, le palais e Versailles. Paris, c'est la ville de la Ligue et de la ronde; là est le cerveau, là est le cœur de la France. "est de là que tout part et là que tout aboutit. C'est la ville bre et libérale par excellence. Comment en serait-il trement? Quelle main assez puissante pour étouffer cet mense foyer? La flamme, éteinte sur un point, se ral

lume à côté. Bien que délaissé par le roi et tenu en suspicion, Paris n'abdique point. Le Parlement est écrasé; on le retrouvera debout en 1715. Il cassera le testament du roi. Les gens de robe, si méprisés des grands seigneurs, tiendront le pouvoir royal en échec pendant tout le XVIIIe siècle. Ce sont les robins qui ont porté les plus rudes coups au Mazarin. Ces gens du Palais sont tenaces. Les vieux sont inflexibles, les jeunes sont pleins de malice. La veine gauloise des Basochiens subsiste toujours, et s'épanche à l'ombre des murs de la Sainte-Chapelle : c'est là que naîtront Boileau et Voltaire. Le bourgeois de Paris, avocat, médecin, commerçant, aime la raillerie et y excelle. Les gens de Versailles prennent avec lui des airs superbes; il riposte par des noëls satiriques. Ce n'est pas à lui que les Villeroy, les Maintenon, les Tellier, et tant d'autres font illusion. La famille royale elle-même n'échappe pas à la critique.

Le grand-père est un fanfaron,

Le fils un imbécile ;

Le petit-fils un grand poltron:

O la belle famille!

Que je vous plains, pauvres Français

Soumis à cet empire:

Faites comme ont fait les Anglais :
C'est assez vous en dire.

Pendant la Fronde, il avait les mazarinades, que l'on criai chaque matin dans les rues. A partir de 1660, les distrac tions de ce genre sont plus rares. On ne peut plus guèr s'émanciper aux dépens des puissants qu'en petit comité Les auteurs, les prédicateurs, qui songeaient autrefois au bons bourgeois de la ville de Paris, tournent les yeux d côté de la cour. Personne ne remplace le petit père André

ce bon vivant, d'humeur si gaie; Scarron a emporté dans la tombe le secret du burlesque. Molière seul travaillera encore pour les Parisiens. N'est-il pas un des leurs? Forcé de se partager entre la cour et la ville, c'est à la ville qu'il aura ses premiers et ses plus francs succès. Pour les courtisans et les beaux esprits, ce n'est qu'un amuseur et un histrion; Fénelon et La Bruyère trouvent qu'il écrit mal; c'est à Paris qu'on le comprend et qu'on le console.

C'est la province qui eut le plus à souffrir du nouvel ordre de choses. Si elle fut affranchie dans une certaine mesure de la tyrannie des seigneurs et des gouverneurs que le pouvoir central surveillait et atteignait parfois, le maître unique qui pesa sur elle, ne fut ni moins impérieux ni moins exigeant. Elle fut plus régulièrement exploitée, voilà tout. Les quinze dernières années du règne furent épouvantables. La misère publique fut telle que l'on put craindre un moment la dépopulation de la France. Il y eut des provinces où des malheureux n'eurent d'autre aliment que l'herbe des fossés. Mais en dehors de ces calamités accidentelles et réparables, les provinces eurent à subir une sorte de relégation et d'exil. Paris et Versailles absorbèrent toutes les forces vives du pays. Les grands propriétaires quittèrent leurs domaines et leurs vassaux pour aller vivre à la cour. Ils en revenaient, de temps à autre, plus légers d'argent, plus durs au pauvre monde, plus méprisants. Il était admis que la province était un pays barbare, où l'on perdait l'usage des belles manières, du beau langage. Être relégué dans ses terres était le plus cruel châtiment que le roi pût infliger à un coupable. Avant le développement inouï de la vie de cour,

le seigneur passait la plus grande partie de l'année parmi ses gens, s'enquérait de leurs besoins, vivait avec eux dans une certaine familiarité, en était aimé. Désormais il rougira d'eux; leur grossièreté le dégoûtera; il ne fera à son château que de courtes apparitions, qui seront le plus souvent des exécutions. Quant au peuple proprement dit, il est impossible de le retrouver c'est une classe ensevelie dans la nuit et la misère. Rien n'égale le mépris avec lequel écrivains, grands seigneurs, gens du monde parlent de cette canaille. On ne songe à lui que pour l'écraser. Au moyen âge, il avait un art à lui, une littérature à lui, un théâtre à lui. Sur les places publiques, dans les carrefours, dans les hameaux, s'arrêtaient les jongleurs, les trouvères, race voyageuse qui riait et chantait par toute la France et pour toute la France. Aux grandes fêtes, il avait ses représentations de mystères, où il était acteur, auteur et spectateur; il avait les farces salées et les soties et les moralités, et les fabliaux narquois. Tout cela a disparu. Le théâtre, la littérature, les arts, tout se façonne à l'image et au goût de ses maîtres. Ils ont fui le pays de leur naissance; ils sont tous à Versailles et à Paris; Jacques Bonhomme est par tous délaissé, méprisé, exploité. Qu'on s'étonne, après cela, de l'explosion quieut lieu cent ans plus tard!

Il semble que le clergé, avec son organisation, son administration et ses priviléges, qui en faisaient une espèce d'État dans l'État eût pu aisément se soustraire à l'absorbante domination du pouvoir royal. Il n'en est rien. Lå encore on retrouve la main du roi. Plein d'égards et de respects extérieurs pour les ministres du culte, il exige qu'ils servent sa politique. Il permet à un Bourdaloue de

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