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seraient des légendes, le peuple qui les a créées, reste le premier peuple du monde; et il a été tel, parce qu'il les a créées. Saint-Évremond, qui a tant d'esprit, l'a bien entrevu. Il représente Rome républicaine, comme « une communauté où chacun se désapproprie pour chercher son bien particulier dans la fortune de tous. Qu'est-ce donc que cette désappropriation, sinon l'héroïsme et le patriotisme? Que la critique épilogue tant qu'elle voudra, un tel aveu suffit. Il ne fait pas grand cas du génie militaire des vieux Romains. Pour lui, les Camille, les Manlius, les Cincinnatus étaient des gens fort braves et peu entendus, qui avaient affaire à des ennemis moins courageux et plus ignorants. Singuliers généraux « qui se reposaient de la sûreté de leurs gardes sur des oies et des chiens dont ils punissaient la paresse ou récompensaient la vigilance! » C'était évidemment l'enfance de l'art; mais encore une fois, il y a dans l'histoire de Rome autre chose. Il y a une expression familière qui caractériserait assez exactement le travail de Saint-Évremond : il a cherché la petite bête. Cela est souvent utile, nécessaire même, quand le fabuleux ou l'officiel ont tout envahi et tout altéré, mais à force de ne pas vouloir être trompé, on risque de se tromper.

Ce n'est pas cet ouvrage si ingénieux qui contribua le plus à la réputation de Saint-Évremond; les deux comédies assez faibles, les Académistes et le Cercle n'eurent pas non plus grand succès ce que goûtaient les contemporains, c'étaient ces pièces légères, soit en prose soit en vers, qu'on lisait en quelques minutes, dont on prenait copie, et qui avaient bientôt fait le tour de toute la société polie. - Il y en a qui sont vraiment exquises. La conversation

du maréchal d'Hocquincourt avec le père Canaye est un chef-d'œuvre. La Lettre à Créqui, la Relation de la retraite de Longueville, l'Apologie de Beaufort, pièces satiriques de la première manière de Saint-Évremond, sont des morceaux de choix, bien qu'inférieurs au premier. Cela manque un peu d'élan et de chaleur. C'est ce qui a toujours manqué à Saint-Évremond; il n'eut jamais le diable au corps. Dans ses haines comme dans ses amours, il ne franchit pas la limite où s'arrête l'honnêle homme, et où commence le grand style. En vieillissant, et loin de Paris, la patrie de la malignité, les pointes satiriques s'émoussèrent de plus en plus, et la prudence le retint; il tourna au moraliste. Non qu'il se mit à prêcher ou à déclamer: il n'avait ni l'autorité ni l'humeur d'un tel rôle. Il jetait par écrit,de temps à autre, les idées qui lui venaient sur tel ou tel sujet qui avait fait la matière de la conversation, lui présent et disant son mot. La politique l'occupait peu, mais il parlait volontiers religion, amour, vertu ; il aimait la littérature et se tenait au courant de tout ce qui paraissait en France. Écrire deux ou trois pages, c'était pour lui continuer la conversation de la veille ou la résumer dans son esprit, mettre en vive lumière le point auquel il s'était arrêté. Lues à quelques personnes, ces petites dissertations arrivaient bientôt en France, où elles faisaient fortune. Cela était plus naturel que Voiture, et la grâce n'excluait pas le sérieux. Le libraire Barbin demandait du Saint-Évremond à tous les auteurs. Il n'y avait pas un écrivain qui ne se déclarât hautement honoré du suffrage de Saint-Évremond. Le grand Corneille, qu'on dédaignait à la nouvelle cour, remerciait avec effusion l'exilé qui lui restait fidèle. Ce

fut la seule admiration un peu vive de Saint-Évremond. Il était de ceux qui avaient vingt ans quand on joua le Cid; il fut remué ce jour-là et conquis à jamais. L'art infini de Racine qu'il savait apprécier, ne le détacha jamais du poëte des premières impressions. Il accordait au nouveau venu tout, excepté la grandeur, qu'il réservait pour l'autre. Quant aux autres écrivains français, Descartes, Pascal, Bossuet, lui sont naturellement étrangers, ou, si l'on aime mieux, indifférents; il goûte Molière; mais celui qui le charme, c'est La Fontaine. Il songea même à l'attirer en Angleterre; mais c'était bien du dérangement pour ce rêveur qui, lui aussi, avait ses habitudes. J'ai oublié de dire que Saint-Évremond avait été un des amis les plus chers de la célèbre Ninon de l'Enclos. Devenus vieux tous deux, et très-vieux, ils s'écrivaient toujours. Ces lettres sont fines, bien tournées; il y manque le rayon du soir. Près du terme tous deux, ils se le disent, avec le plus d'esprit et de bonne humeur possible. Le par delå n'y est pas. Sceptique d'esprit, épicurien de pratique et de théorie, homme de goût en toutes choses, mesuré, délicat, ne se piquant de rien, avec des ouvertures dans bien des sens, mais toujours en garde et s'arrêtant à michemin, Saint-Évremond ne compte pas parmi les grands; c'est un amateur de premier ordre.

On ne peut s'arrêter longtemps dans la compagnie de Bussy-Rabutin. Ses titres littéraires ne sont pas de ceux qu'on aime à analyser. Ses Mémoires et sa correspondance réimprimés depuis peu, n'ont rien ajouté à sa réputation. Son chef-d'œuvre, c'est encore cette fameuse Histoire amoureuse des Gaules, qui le fit mettre à la Bastille en 1665, et le maintint en disgrâce jusqu'à sa mort, en 1693.

C'était au fond un triste personnage, avec beaucoup d'esprit, et pas d'idées. Très-infatué de sa naissance, de son mérite militaire, qui était nul, de son talent d'écrivain, qui était réel, il était insolent et plat. Frappé injustement, ou du moins avec une rigueur excessive, par Louis XIV, il ne cessa pendant plus de vingt-cinq ans de s'agenouiller, de demander grâce, de protester de sa tendresse. On commence par la pitié, on finit par le dégoût. Libertin, comme presque tous les hommes de son temps, il scandalise la cour par des orgies impies, et, le moment venu, il se convertit avec tout l'éclat que lui permet sa triste fortune. Ce qu'on lui pardonne le moins, c'est d'avoir mis à la suite des d'Olonne et des Châtillon, ces grandes dames perdues, sa cousine, Mme de Sévigné. Il a pour ennemis tous les amis de cette femme charmante, qu'il a diffamée, et qu'il connaissait mieux que personne. On ne comprend pas qu'il ait écrit ses Mémoires et qu'on les ait publiés : rien ne pouvait lui faire plus de tort. Sa pauvreté de jugement y éclate à chaque page; les vilains côtés de sa nature, jactance, libertinage de bas étage, inintelligence de tout ce qui est grand et sérieux, affaissement du sens moral, il y a là tout ce qu'il faut pour le reléguer au plus bas. Louis XIV lui fit bien de l'honneur de le traiter aussi rigoureusement. Bussy-Rabutin paya pour tous les faiseurs de chroniques scandaleuses; sitôt qu'il fut pris, on lui mit sur le dos toutes les vilaines satires qui étaient en circulation. Il fallait un exemple, il fut choisi. Rien d'é→ tonnant à cela il avait donné le signal et le modèle. Aujourd'hui encore, on ne publie pas son Histoire amoureuse des Gaules sans y joindre tous les pamphlets qui vinrent à la suite. Il faut dire à son éloge que son style se re

connaît sans peine; qu'auprès de lui, ses imitateurs font triste figure. Il avait étudié à fond Pétrone, ce maître des élégances, et il soutient la comparaison. S'il n'a pas la vivacité du modèle, il n'en a pas non plus la dégoûtante crudité. Son portrait de Mme de Sévigné est ce qu'il a fait de mieux. Il y a bien des vérités, mais cela est empoisonné avec un art infini. Il avoue lui-même qu'il était très-sensible à la gloire de bien écrire; mais on ne voit guère ce qu'il eût pu écrire, s'il s'était interdit le pamphlet de mœurs1.

II

On serait mal venu à prétendre dire du nouveau sur La Rochefoucauld: c'est un sujet rebattu. On a étudié dans tous les sens l'homme, la doctrine, le style. M. Cousin

1. Saint-Évremond, qui avait connú très-particulièrement BussyRabutin, le juge ainsi : « Il a préféré à son avancement le plaisir de faire un livre et de donner à rire au public. Il a affecté de parler franchement et à découvert, et il n'a pas soutenu jusqu'au bout ce caractère. Après plus de vingt ans d'exil il est revenu dans un élat humilié, sans charge, sans emploi, sans considération parmi les courtisans, et sans aucun sujet raisonnable de rien espérer. Quand on a renoncé à a fortune par sa faute, et quand on a bien voulu faire tout ce que M. de Bussy a fait de propos délibéré, on doit passer le reste de ses jours dans la retraite, et soutenir avec quelque sorte de dignité un rôle fâcheux dont on s'est chargé mal à propos. On s'expose au mépris quand on revient dans le grand monde après un certain âge, sans y apporter qu'un mérite inconnu à la plupart, avec la réputation d'un esprit aigre et mordant dont chacun se défie et que tout le monde appréhende; sans parler qu'on ne manque guère d'avoir des manières usées et hors de mode, qui rendent un homme désagréable, incommode et souvent ridicule. »> Pour l'auteur, il l'estime un peu plus que de raison. « Il avait, dit-il, un esprit merveilleux. » Cela est bien fort. Passe pour ce qui suit : « Son élocution est pure, et ses expressions sont naturelles, nobles et concises. Ses portraits ont surtout une grâce négligée, libre, originale. »

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