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l'épée! Ce bon Sganarelle resté seul, se fait à lui-même cette réflexion comique Mon mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j'en parle.

Paraît alors Dorimène, belle et galante. Dame! c'est une fille que Molière ne ménage pas. Nous en avons vu beaucoup, dans les livres et dans les comédies du siècle passé, de ces sortes de filles, assez bien nées pour avoir besoin d'être riches, trop pauvres pour se rappeler longtemps qu'elles étaient bien nées; vous en trouverez dans ces qualités-là et à profusion, dans les Mémoires d'un certain Casanova qui se mélait de bonnes fortunes. Voilà pourtant à quelles misères descendait la noblesse pauvre, et quelles misères Molière osait raconter à la cour même de Louis XIV! Le noble ainsi ruiné par l'oisiveté, faisait de son fils un escroc et vendait sa fille à un bourgeois enrichi. Dans le Bourgeois gentilhomme, Molière nous montre un marquis escroc et une comtesse qui est une franche aventurière; il nous montre, dans le Mariage forcé, toute une famille de gentilshommes déshonorée, depuis le père jusqu'à la fille. Cette belle Dorimène, impatiente d'échapper à la pauvreté et aux brutalités de la maison paternelle, ne s'inquiète même pas de regarder le mari qu'on lui donne; pourvu qu'elle soit dame et maîtresse en la maison de ce manant, Dorimène est contente. L'amoureux Sganarelle, qui la trouve belle, et qui n'a jamais été à pareille fête, s'extasie sur son bonheur, et même en termes assez burlesques; elle ne daigne ni l'écouter, ni l'interrompre :

« Vous allez être à moi de la tête aux pieds, et je serai maître de tout, de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli..... » Imbécile ! qui se condamne déjà par le choix même de ses épithètes. Eh! ne vois-tu pas, malheureux, que plus ses petits yeux sont éveillés, et plus vite ils découvriront ces cinquante-deux ans endermis et blottis sous ta perruque! plus elle porte au vent son petit nez fripon, comme un lièvre qui est en chasse, et moins elle restera à ton vieux foyer domestique, où brûle une flamme terne comme ton esprit; que peux-tu faire de ses lèvres appétissantes? et penses-tu qu'elle ira se servir de ses oreilles amoureuses à t'écouter? Remarquez en passant comment

Molière force les turlupins et les précieuses, qui s'étaient si fort déchaînés contre le dialogue de l'École des femmes (tarte à la crème, par exemple), d'écouter et d'applaudir ici un dialogue, sans contredit beaucoup plus vif.

La réponse de cette galante, éveillée et friponne Dorimène aux folies de Sganarelle est ce qu'il y a de plus vrai et de plus naturel. Elle est tout à fait aise de ce mariage; la sévérité de son père la tenait dans une sujétion si fâcheuse! elle vivait dans une si dure contrainte! Mais à présent, Dieu merci, grâce à M. Sganarelle, qui est un fort galant homme, elle va se donner du divertissement et réparer comme il faut le temps perdu. Monsieur Sganarelle ne sera pas de ces maris incommodes qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous « Je « vous avoue, ajoute Dorimène, que je ne m'accommoderais pas « de cela, et que la solitude me désespère. J'aime le jeu, les << assemblées, les visites, les cadeaux et les promenades; en un « mot, toutes les choses de plaisir. Nous n'aurons jamais aucun « démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos << actions, comme j'espère que de votre côté vous ne me contrain<< drez point dans les miennes; car, pour moi, je tiens qu'il faut << avoir une complaisance mutuelle, et qu'on ne se doit point << marier pour se faire enrager l'un l'autre. « Puis elle ajoute : « Adieu ! Il ́me tarde déjà que j'aie des habits raisonnables (et << notez qu'elle est excessivement parée et qu'un petit laquais << porte sa queue) pour quitter vite ces guenilles ! Je m'en vais, de << ce pas, acheter vite toutes les choses qu'il me faut, et je vous « enverrai les marchands. >>

«

Infortuné Sganarelle et malheureux de bien bonne heure! Le voilà bien loin de cette belle femme qui devait lui faire mille caresses, le dorloter, et venir le frotter quand il sera las! Et qu'il est loin aussi de ces petites figures qui devaient lui ressembler comme deux gouttes d'eau ! Et ces petits yeux éveillés, et ce petit nez fripon, et ces lèvres appétissantes, et ces oreilles amoureuses, et ce petit menton joli, qu'en fera-t-il ? Elle l'a dit elle-même, ici, tantôt. « C'est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai assurée de la vôtre ! » La voilà déjà qui ne veut rien de Sganarelle, pas même sa fidélité!

Il y a dans tout cela une gaieté et une sagesse qu'on ne saurait

trop étudier et trop applaudir. Sganarelle, resté seul et encore tout ébloui de ce qu'il vient d'entendre, a recours à son premier conseiller, le prudent Géronimo; mais cette fois Géronimo, qui sait déjà à l'avance la maxime de l'autre Sganarelle, Sganarelle le faiseur de fagots, le cousin-germain de celui-ci : Entre l'arbre et l'écorce il ne faut pas mettre le doigt, Géronimo ne se hasarde plus à donner de bons conseils, il adresse tout simplement ce trop à plaindre Sganarelle au seigneur Pancrace, Aristote - Pancrace, comme l'appelle Sganarelle pour s'en faire écouter.

A l'heure qu'il est, cette scène du docteur Pancrace n'est qu'une charmante scène de comédie. Quand Molière l'écrivit, c'était une action de courage. En ce temps-là, la philosophie de Descartes jetait déjà, dans tous les esprits, ses premières et irrésistibles clartés. L'Université de France, qui jurait encore par son maître Aristote, justement inquiétée des progrès de la doctrine nouvelle, se démenait et s'agitait dans tous les sens, pour faire rétablir dans toute sa rigueur, un arrêt de l'an 1624 qui défendait, sous peine de la vie, d'enseigner aucune doctrine contraire aux opinions d'Aristote. La philosophie de Descartes, ainsi menacée, trouvait tout d'abord un appui dans Molière, et sept ans plus tard, un partisan dans Boileau. Or, cette comédie du Mariage forcé, écrite par ordre du roi, jouée devant Sa Majesté en plein Louvre, et applaudie à son exemple par les plus nobles esprits de ce temps-là, valait à elle seule tous les livres qu'on pouvait écrire en faveur de Descartes. Il est impossible de se moquer, avec plus de verve et de gaieté, d'Aristote et de sa docte cabale; ce Pancrace est furieux comme un philosophe ignorant; il s'emporte en injures, en sottises et en toutes sortes d'excès; il appelle à son aide le ciel et l'enfer. C'est pourtant un philosophe qui sait lire et écrire! comme dit Sganarelle, croyant lui faire le plus rare des compliments.

Le docteur Marphurius n'est guère moins divertissant que le docteur Pancrace. Mais le docteur Marphurius n'a rien d'historique. C'est une invention de Molière. Il se repose, avec cette naïveté pédante, de la colère et de l'emportement aristotéliques de l'autre docteur. Marphurius est un de ces nombreux philosophes que vous rencontrez à chaque page du Pantagruel, une de ces

perles que Molière a ramassées avec tant de bonheur et de coquetterie dans le riche fumier de Rabelais.

Et ce pauvre Sganarelle qui veut en vain savoir la destinée de son mariage, le voilà aussi peu avancé qu'à la première scène de sa comédie! Il se décide donc à aller chercher un autre flatteur, à aller trouver ce grand magicien dont tout le monde parle tant et qui, par un art admirable, fait voir tout ce que l'on souhaite, quand le hasard amène sous ses pas Dorimène et Lycaste son amant. Dorimène est une friponne très-éveillée qui ne prend guère plus de détours avec son amant qu'elle n'en a pris avec son fiancé. Elle ne tient guère plus à Lycaste qu'à Sganarelle. « Je n'ai point de bien, dit-elle à Lycaste, et vous n'en avez point aussi, or vous savez qu'avec cela on passe mal le temps au monde. J'ai embrassé cette occasion de me mettre à mon aise, et je l'ai fait, sur l'espérance de me voir bientôt délivrée du barbon que je prends. C'est un homme qui mourra avant qu'il soit peu et qui n'a tout au plus que six mois dans le ventre. (Apercevant Sganarelle.) Ah! nous parlions de vous, et nous en disions tout le bien qu'on en saurait dire. »

Cette drôlesse, car c'est le mot, est encore de trop bonne maison pour mentir à ce bourgeois qu'elle épouse. Elle le méprise si fort, qu'au besoin elle lui présenterait, comme son amant, M. Lycaste. Tout à l'heure, elle n'a pas daigné répondre un seul mot aux compliments de son grotesque fiancé, comme si les compliments de ce manant ne pouvaient pas s'adresser à une femme de sa sorte; maintenant qu'elle doit être en peine de savoir si Sganarelle a entendu cette conversation criminelle avec Lycaste, Dorimène ne se donne même pas le souci de s'en informer. En pareille occasion, l'avare (Plût à Dieu que je les eusse ces dix mille écus!) se met à la torture. Mais l'avare n'est jamais sûr de son argent. Dorimène, au contraire, est plus que sûre d'épouser Sganarelle, et quand Lycaste, l'amant, se met en frais pour ce pauvre époux, Dorimène l'arrête court dans ses politesses :- C'est trop d'honneur que vous nous faites à tous deux! C'est tout à fait comme si elle disait : - Monsieur ne compte pas!

Resté seul, Sganarelle prend enfin la résolution de se débarrasser de cette affaire. Il va frapper à la porte de son futur beau-père. Le beau-père accourt à la voix de son gendre, et sort

de sa maison, mais non pas de sa dignité: « Ah! mon gendre, soyez le bien-venu! » A ce mot: mon gendre, Sganarelle s'inquiète de plus belle; mais le seigneur Alcantor ne lui laisse pas le temps de respirer: :— « Entrez, mon gendre; ma fille est parée et j'ai donné tous les ordres nécessaires pour cette fète. »>

Hélas! à chaque mot que dit le beau-père, les ennuis de Sganarelle redoublent. Il n'y a rien de heurté dans cet admirable dialogue de Molière; au contraire, il tire toujours le plus merveilleux parti possible de toutes les idées comiques. Quand, enfin, Sganarelle ose avouer au seigneur Alcantor toutes ses répugnances au mariage projeté, le seigneur Alcantor se retire sans rien laisser paraître de ses chagrins. Dans le fond de l'âme, le bon seigneur, qui veut à tout prix que le ciel le décharge de sa fille, est aussi sûr que l'est sa fille, que Sganarelle ne peut lui échapper. Il va donc avertir l'homme d'affaires de la maison, le bretteur d'office, ce certain Alcidas qui se mele de tirer l'épée, ce mème Alcidas dont l'abbé Prevost a fait plus tard le frère de Manon Lescaut, protégeant de son épée les vices de sa sœur dont il profite et qu'il exploite.

Le bretteur Alcidas, est descendu au dernier degré du gentilhomme perdu de vices et de misères; c'est Molière qui l'a indiqué le premier, anticipant ainsi sur la société du siècle suivant! La rencontre d'Alcidas et de Sganarelle est des plus plaisantes. La politesse du marquis, l'étonnement mêlé de peur du bourgeois, sont du plus haut comique. C'est, au reste, tout à fait ainsi que s'est passé le mariage du chevalier de Grammont. Seulement on comprend fort bien que Sganarelle, ce brave homme qui ne s'est jamais mêlé de tenir une épée, aime encore mieux se marier avec la sœur que de se battre avec le frère, mais le chevalier de Grammont, surpris à Douvres par les frères de mademoiselle Hamilton, au moment où il allait passer en France, et retournant en Angleterre pour accomplir à la pointe de l'épée un mariage qu'il fuyait, me paraît un peu plus ridicule que ce bon Sganarelle. Au reste, je ne crois guère que ce soit cette anecdotelà qui ait fourni à Molière le sujet du Mariage forcé.

Molière a trouvé le Mariage forcé à la même source qui lui a fourni le Bourgeois gentilhomme, George Dandin, l'École des Maris, l'École des Femmes, les Femmes savantes, le Malade

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