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sible l'homme à bonnes fortunes; c'était d'en faire le misérable intrigant que vous avez vu tout à l'heure dans trois comédies.

En effet, ce chevalier à la mode, ce comte coquet, ce vicomte escroc, que sont-ils, sinon la parodie de Don Juan? Don Juan est gentilhomme; nos héros sont à peine chevaliers. Don Juan est brave; les nôtres portent une épée comme ils portent des broderies à leur habit et des mouches à leur visage. Don Juan, quand il insulte une femme, voit au moins les frères de cette femme venir lui demander raison de leur honneur; nos chevaliers d'industrie n'ont pas à redouter le plus petit duel. Moncade, par exemple, est interpellé par Ergaste, le frère de Léonor, pour savoir s'il épousera sa sœur; Moncade répond à cet Ergaste : - On n'épouse pas toutes celles qu'on aime, et les choses en restent là. Ce n'est point ainsi que les choses se passent entre Juan et Carlos, le frère d'Elvire. Enfin si Don Juan dans sa carrière amoureuse ne donne rien à personne, s'il n'a pas une bague au service de ses maîtresses, s'il dédaigne les présents comme un moyen indigne de lui, au moins faut-il reconnaître que notre gentilhomme ne prend à ces dames que ce qu'il peut leur prendre en tout bien, sinon en tout honneur. Ce n'est pas lui à qui dona Elvire ellemême oserait offrir son crédit ou son argent.

Et pourtant, vous l'avez vu, Don Juan est sans argent, ses créanciers le poursuivent à outrance; M. Dimanche, lui-même, se hasarde à apporter son mémoire. Tout au rebours du tailleur de Moncade qui a touché trois fois, de trois dames masquées, le montant du même mémoire, M. Dimanche ne sait pas comment est fait l'argent de Don Juan et de ses maîtresses.... Vous savez avec quelle monnaie est payé M. Dimanche; voilà le seul argent dont noire gentilhomme fasse usage: son esprit avec les marchands, son courage avec les gentilshommes, sa beauté avec les dames. Le Seul louis d'or dont il soit parlé dans toute la comédie, Don Juan le donne à un pauvre qui passe; il n'y a qu'un seul homme dont ce brillant Juan accepterait ou même volerait la fortune, et cet homme c'est son propre père; l'argent de sa maison, est le seul argent qu'il peut dépenser sans rougir! Aussi bien est-ce du côté de l'argent que notre homme à bonnes fortunes a été attaqué. Plus on le trouvait grand seigneur, et plus on s'est amusé à l'avilir. Et vous pensez si cela dut plaire aux femmes, quand on leur apprit

que ce fier, ce formidable, ce féroce et dédaigneux don Juan, en était réduit à se mettre aux gages des femmes, comme un laquais ! Voilà la seule explication que je puisse trouver aux mœurs incroyables de ce personnage vénal, odieux, hâbleur, ridicule, intitulé: l'Homme à bonnes Fortunes, l'Homme du jour, le Chevalier à la mode et autres chevaliers d'industrie; vous le retrouverez dans presque toutes les comédies de ce temps-là, et chaque fois qu'il se montre, ce sont de nouveaux transports, de nouveaux triomphes. Le Don Juan de Molière est de 4665; celui de Regnard est de 1690; il venait quatre ans après celui de Baron!

Mais quoi! il était écrit que toutes ces parodies ne prévaudraient pas contre le Don Juan original, que l'homme à bonnes fortunes de 1690 vivrait à peine vingt ans encore, et que, pour la confirmation dernière de Don Juan, vous auriez le Lovelace, un autre damné dont la parodie s'est faite toute seule et d'ellemême, et cette parodie-là c'est le dandy!

Il paraît que la vieille Comédie-Française représentait à merveille l'Homme à bonnes Fortunes et le Chevalier à la Mode. Ces Messieurs et ces dames déployaient à l'envi, dans ces deux pièces, les grâces, l'esprit, et les souvenirs d'un siècle qui n'est plus. Scule de cette compagnie d'illustres comédiens', madame Desmousseaux restait, chez nous, pour les représenter; même il était impossible de le prendre de plus haut, d'avoir plus de verve, plus d'entrain, de grandeur, et, s'il se peut dire, do majesté dans le ridicule. Celle-là partie, plus rien n'est resté de la comédie d'autrefois.

4 Un mot d'arlequin me revient toujours en mémoire, à propos de ces comédiens, plus ou moins grands et célèbres, qui ont fait valoir toutes ces choses tombées, mortes avec eux :

Nous serions tous parfaits, si nous n'étions ni hommes ni femmes, »> disait maître Arlequin.

CHAPITRE VI

C'est ainsi que nous cherchons à relier, l'une à l'autre, ces diverses études de la comédie aux différentes époques de notre histoire, et nous espérons fort, pour peu que le lecteur nous soit en aide, arriver à quelque utile résultat. On n'a jamais fait, que je sache, une histoire complète de l'art dramatique; autant vaudrait entreprendre l'histoire universelle du genre humain. Les plus savants se sont contentés d'écrire un chapitre ou deux de cet art changeant et varié à l'infini, après quoi ils se sont reposés, plus fatigués d'avoir entrepris l'histoire des marionnettes que celle des Mèdes, des Assyriens ou des Perses.

Parmi les historiens des choses du théâtre, il y en a qui sont des fanatiques, ceux-là veulent tout voir et tout savoir; ils courent après l'anecdote, et même ils recherchent la plus intime; ils s'inquiètent de la couleur d'un manteau, de la façon d'un pourpoint; ils fréquentent le carrefour, la coulisse et le foyer du théâtre; ils en savent les passions et les vices, ils en savent l'argot.... Nous ne sommes pas de ces fanatiques, et cela nous paraîtrait malséant de descendre à ces détails de nouvelles à la main. Nous nous contentons de savoir, de ces choses-là, ce qu'en doivent savoir les honnêtes gens qui ne veulent pas rester

étrangers à une science qui tient de si près à la poésie, à la littérature, à la critique, aux mœurs publiques et privées :

Docentem

Artes quas deceat quivis
Eques atque senator...

De ces choses-là, c'est un danger d'en trop savoir; pour peu qu'on en sache causer avec ceux qui en jasent, à la bonne heure! Même celui qui en sait trop ne sait pas tout. Chaque année, chaque jour amène avec soi sa comédie, et ce qu'on appelle la société, va changer, en vingt-quatre heures de vices et de ridicules, tout comme une habile coquette arrange et dispose, à son gré, les mouches de son visage et les fanfreluches de son habit. « L'homme n'est que d'un jour, le voilà, il n'est plus; ce n'est que le songe d'une ombre. » A ce compte, la comédie est l'ombre d'une ombre. « Je vois, dit Ulysse dans une tragédie de Sophocle, que nous ne sommes que des images vaines ou des ombres légères. » C'est dans ce sens que disait La Bruyère : « Il n'y a point d'année où les folies des hommes ne puissent fournir un volume de caractères. » Ajoutez : et de Comédies. «Un volume chaque année, à ce compte, ô Muses, disait Pindare, comment s'y prendre pour être un de vos favoris et pour mener une vie heureuse en faisant des vers. »

Horace a dit aussi, « Celui-là est heureux qui mène une honorable vieillesse, entre la musique et les beaux vers. »

Nec turpem senectam

Degere nec cithara carentem!

Chaque année un volume de caractères, chaque année une comédie! Eh! je vous prie, si ce travail eût été fait, des mille nuances de la vie humaine, seulement à partir d'Aristophane ou seulement à partir de Théophraste, quelle histoire plus variée à la fois et plus charmante, avec un plus grand nombre d'événements, d'enseignements, de héros, de personnages! « Hélas! disait un poëte en se contemplant lui-même, qu'ai-je fait, malheureux, des vices éclatants de ma jeunesse? Voici maintenant que je n'ai plus que des vices médiocres, ennuyeux, insipides, plus dignes de pitié que de pardon. »

Mediocribus aquas
Ignoscos vitiis temor!

A ce vice épuisé s'arrête la comédie, elle est comme le roi du proverbe : « Où il n'y a rien, le roi perd ses droits! » Ce n'est plus que de la rouille. Erugo mera! le fer est rongé. Heureusement qu'à chaque génération les vices et les ridicules renaissent comme la feuille de l'arbre au printemps, et que la comédie aussitôt recommence, nouvelle avec une génération nouvelle.

On eût fait un livre à noter ces différences, comme on notait, dit Lucien en ses Dialogues, les chansons à danser, carmen saliare, mais non, les historiens de la grande histoire (eh! nous voilà sur les domaines de M. Monteil!), pour plaire à leurs maîtres qui étaient des soldats, ont laissé la comédie, et la tragédie, et le carmen saliare, et même le carmen seculare, pour raconter uniquement les siéges, les batailles, les villes prises et renversées, les traités violés et rompus.

Ils ont dit mille choses inutiles: ils ont dit comment se battaient les hommes d'autrefois, et non pas comment ils vivaient; ils se sont préoccupés des violences de l'espèce humaine, ils ont négligé d'en raconter les mœurs, les grâces, les élégances, les ridicules, si bien que c'est en pure perte, ou peu s'en faut, que ces misérables sept mille années que nous comptons depuis qu'il y a des hommes en société, ont été dépensées pour l'histoire des usages et des mœurs de la société civile.

Pendant que le nombre des historiens nous échappe, oh sait, à un homme près, le nombre des poëtes. Vous ne comptez plus les logiciens, les métaphysiciens, les casuistes, en quatre ou cinq tomes... vous avez la collection complète des moralistes. Dans cette étude des mœurs d'un grand peuple, l'antiquité n'est guère représentée que par Homère et Théophraste, Aristophane, Plaute et Térence, et chez nous Molière et La Bruyère, et puis rien, sinon - tout en bas des barbouilleurs: Rétif de La

Bretonne et Mercier du Tableau de Paris! Des maîtres dans l'art d'écrire, nous passons aux badigeonneurs du carrefour ! Des rois et des princes nous passons, aux valets de la garde-robe !

Eh bien à ces grands faiseurs de silhouettes crayonnées sur les murs de l'antichambre, je préfère encore les satiriques, race acharnée et mal élevée, il est vrai, mais la satire même finit par arriver à je ne sais quelle ressemblance violente, qui ressemble à la comédie ou à l'histoire, comme le bistouri qui sauve

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