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brouillés, c'est lui qui les raccommode. Charles s'en va, c'est lui qui le ramène. Il n'est pas tellement préoccupé de ses amours, qu'il ne veille fort bien sur les amours de ses voisins.

Eh! mais, j'y songe ! Ce prétendu mari à bonnes fortunes n'en n'a pas une seule, excepté la petite comtesse du premier acte à qui il écrit comme on n'écrit pas à une fille; ce monsieur-là est tout à fait le plus honnête des maris. Il fait bien la cour à toutes sortes d'Iris en l'air, mais il sème la fumée, et c'est la cendre qu'il recueille. Il se bat en duel, pour qui? On ne le dit pas. Il est sans cesse sur la route de Passy à Paris pour une lady qu'on ne voit pas. Il écrit à madame Franval une assez plate épître, et madame Franval remet cette lettre à madame Adèle. Remarquez donc que si l'on voulait trouver le véritable sujet de cette comédie, il faudrait l'intituler: la Femme à bonnes fortunes. Car, à tout prendre, c'est madame Adèle qui les a toutes. D'abord la soubrette va chercher un portrait dans l'habit de M. Charles; en second lieu, le mari lui ramène ce M. Charles qui s'en va; une autre fois, c'est la belle-mère qui vient en aide à la belle-fille; toutes les complaisances sont pour la femme, toutes les fatigues pour le mari; ce mari, ce bavard qui parle si haut de ses conquêtes, a contre lui tout le monde et même la femme de chambre de Madame. Ah! ce n'est pas ainsi que Molière nous a montré Don Juan, que Richardson nous a montré Lovelace, que Marivaux lui-même s'est amusé à badigeonner du fard le plus charmant, ses aimables petits marquis.

Comparez seulement ce stupide Derville au beau Moncade, et vous jugerez que si madame Adèle court un danger, elle n'a qu'un danger à courir, c'est de mépriser un assez pauvre homme, qui doit se connaître en bons melons beaucoup mieux qu'il ne se connaît en belles femmes, et qui n'est pas déjà trop bon pour être un bon mari, tranquillement assis au coin de son feu, avec sa femme et ses enfants.

Or (et c'est justement à poursuivre ces variantes dans les usages et dans les mœurs, que ce livre est consacré), voilà ce qui arrive lorsqu'on se trompe d'époque et de mœurs, lorsqu'on transporte dans l'année 1824 les mœurs de 4750; lorsqu'on suppose que rien n'a changé dans la galanterie d'autrefois; lorsqu'on ne veut pas voir que toutes les peines que se donnait jadis

un homme du monde pour obtenir un signe de tête ou un coup d'éventail, il se les donne aujourd'hui pour acheter un arpent de terre, et pour obtenir quelques voix aux élections du conseil municipal. Voilà ce que c'est que de faire de la comédie au hasard, avec des mœurs frelatées, des bons mots équivoques, des appétits passés de modes, des passions devenues insipides, des prétentions devenues ridicules. Aujourd'hui, nul ne voudrait de ce métier d'homme à bonnes fortunes; et même, ceux qui l'osent encore entreprendre, s'en défendent comme d'une honte.

Vous savez ce que disait ce gentilhomme anglais au roi Louis XV: Vous venez faire l'amour à Paris? disait le roi. Non Sire! je l'achète tout fait répondit l'autre, brutalement. Or ce qui était une brutalité sous madame de Pompadour, est devenu une vérité courante aujourd'hui.

Si bien, qu'avec une maladresse infinie, cette prétendue défense du mariage tourne en accusation. Vous vouliez démontrer l'infidélité du mari, vous arrivez à prouver l'infidélité de la femme. Le mari que vous voulez faire vicieux est tout au plus ridiicule, la femme que vous donniez comme un modèle de vertu, est bien près de se faire enlever par son cousin. Cette scène du quatrième acte, ce tête-à-tête des deux amants pendant que le mari à bonnes fortunes promène, dans le taillis voisin, le cheval du petit cousin, elle est empruntée à un charmant conte d'Hamilton; seulement, dans l'original, la scène qui est très-vraisemblable sous les fenêtres d'une belle courtisane, devient bien incroyable dans le bois de Boulogne, et à propos d'une honnète femme qui n'y entend pas malice. C'est le cas de s'écrier: Quelle indiscrétion!

Quand Mons le mari surprend Charles avec sa femme, il se plaint, à son tour, que Charles y mette du mystère avec lui; il s'écrie qu'on le redoute. M. Casimir Bonjour, qui écrit si difficilement la comédie, a été bien bon de ne pas se copier lui-même comme il copie Molière, de ne pas faire servir deux ou trois fois le même vers, ce vers-ci, par exemple, qui peut s'appliquer à biens des positions :

Que vois-je? juste ciel! Que vois-je? Il se pourrait ?...

Encore si ces situations vulgaires, si cette plaisanterie qui court les rues et les vaudevilles, étaient relevées, de temps à autre, par

quelque bon petit passage bien écrit et bien pensé, si nous trouvions çà et là quelques-unes de ces tirades de M. de Boissy qui vont si bien dans la bouche de l'acteur qui les débite! Mais non! vous ne sauriez croire la négligence, l'incorrection, la platitude de ces vers; il faudrait tout citer pour vous prouver à quel point de négligence on peut, de nos jours, pousser la comédie en vers:

.....

De la fatalité je suis une victime!.....

Quel désordre effrayant dans son air, dans ses yeux!....
Mais véritablement cette tête s'égare,....

Je ne la conçois plus!

Concevoir une tête! Il est vrai que l'on dit : piquer une tête, à l'École de Natation. En même temps revient la douairière, madame Derville, avec son éternel refrain:

J'ai pitié de ma fille, et malgré sa vertu,

Je commence vraiment à n'être plus tranquille!

Il y a assez longtemps ce me semble que la bonne femme n'est plus tranquille sur la vertu de sa bru; car elle est femme! Ce n'est pas vous qui le lui avez fait dire. Quoi donc dans ces cinq actes d'une comédie écrite en vers, nous cherchons en vain une dizaine de vers à citer!

L'HOMME A BONNES FORTUNES. BARON.

Du Mari à Bonnes Fortunes à l'Homme à Bonnes Fortunes, il y a aussi loin, que de Baron à M. Casimir Bonjour! Ce Baron fut aimé de Molière; La Bruyère le méprisait; il eut la haine de Le Sage qui ne haïssait personne. Ce sont là trois fortunes bien diverses. Molière avait recueilli Baron à l'âge de douze ans; il lui avait servi de père; il avait supporté toutes ses ingratitudes; Molière fut pour lui un père indulgent, et quel plus noble appui pouvait tomber du ciel à un jeune homme sans mœurs, qui avait commencé par être une espèce de bohémien dans une de ces troupes de province dont Scarron ne fut que le tresvéridique historien?

Le mépris de La Bruyère pour Baron perce en plusieurs passages de cette vaste et vivante comédie: Les Caractères de ce siècle.

Vous rappelez-vous ce terrible passage sur Roscius? « Roscius est occupé, dit La Bruyère à une femme, il n'a pas le temps de vous aimer, mais il vous reste le bourreau! » Et l'indignation de La Bruyère à propos de cet Homme à bonnes Fortunes, qui oubliait son bonnet de nuit chez les duchesses: « Il peut y avoir << un ridicule si bas, si grossier ou même si fade et si indiffé« rent, qu'il n'est ni permis aux poëtes d'y faire attention, ni pos<«<sible aux spectateurs de s'en divertir... Ces caractères, dit«on, sont naturels. Ainsi, par cette règle, on occupera biena tôt tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade « dans sa garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit! « Y a-t-il rien de plus naturel? » Voilà de l'indignation!

Quant à la haine que porte Le Sage à Baron, on la retrouve en plusieurs endroits du Diable Boiteux et de Gil Blas, une haine rieuse, une moquerie pleine de gaîté, un coup d'épingle, comparé au fer chaud. Voici le portrait de Baron, par Le Sage:

« Premièrement, c'est un grand homme qui a été comédien. As-tu remarqué ses cheveux noirs? Ils sont teints, aussi « bien que ses sourcils et sa moustache. Il est plus vieux que << Saturne; cependant, comme au temps de sa naissance, ses << parents ont négligé de faire inscrire son nom sur les registres a de sa paroisse, il profite de leur négligence, et il se dit plus. << jeune qu'il n'est, de vingt ans pour le moins. D'ailleurs c'est le << personnage le plus rempli de lui-même. Il a passé les douze << premiers lustres de sa vie dans une ignorance crasse; mais pour « devenir savant, il a pris un précepteur qui lui a appris à épeler « en grec et en latin. — On dit que c'est un grand acteur. Je veux « le croire pieusement; je t'avouerai toutefois qu'il ne me plaît point. Je l'entends quelquefois déclamer ici, et je lui trouve, << entre autres défauts, une prononciation trop affectée, avec une « voix tremblante qui donne un air antique et ridicule à sa décla<<mation. »><

Certes, l'homme qui a occupé à ce point Molière, La Bruyère, Le Sage, vaut bien la peine qu'on aille voir jouer sa comédie, ne fùt-ce que pour chercher à s'expliquer d'où lui venait l'amitié de Molière, le mépris de La Bruyère et la haine de Le Sage? Trois immenses fardeaux à porter.

A vrai dire, en ceci, nous comprenons mieux La Bruyère et

Le Sage que nous ne comprenons Molière. Molière a aimé Baron comme un intelligent comédien, qui était beau, bien fait et insolent à outrance, comme son élève, comme un enfant qu'il avait sauvé, à la bonne heure; La Bruyère l'a flagellé comme un insipide auteur dramatique sans retenue et sans style; pour nous, ne juger Baron que sur son rôle et sur sa comédie de l'Homme à bonnes Fortunes, nous trouvons que La Bruyère a raison.

En effet, quelle triste et insipide comédie! quelles sottes mœurs! quel plat style, quelle méchante intrigue, et comment le xvire siècle à son apogée a-t-il pu se complaire à la représentation d'une pareille œuvre, si insolemment jetée sur le même théâtre où les chefs-d'œuvre de Molière brillaient, chaque soir, dans l'éclat naïf de leur génie, de leur style et de leur nouveauté?

Cet homme à bonnes fortunes, ce Moncade, qui est-il? D'où vient-il? C'est un nommé Moncade, un beau, d'un certain âge, qui n'a ni feu ni lieu, ni parents, ni amis, ni état dans le monde. Ce n'est pas un marquis, ce n'est pas un bourgeois, il n'est ni de la ville, ni de la cour. Pour comble d'invraisemblance, la scène se passe à Paris, dans le Paris de Molière et de Louis XIV, de Ninon de Lenclos et de madame de Maintenon; la ville aux élégantes amours, aux belles passions, aux belles manières, au savant langage!

Ce Moncade arrive un jour, lui et son valet, comme fait Tartufe chez Orgon, dans la maison de Lucinde qui l'héberge et le nourrit, un gueux qui n'a pas un sou vaillant! Que Lucinde ait jamais été la parente de Célimène, cette ravissante coquette, la seule femme sans état dans le monde que Molière se soit permise, on ne saurait le soutenir. Célimène c'est l'esprit qui ose tout, c'est l'ironie qui se permet toutes choses, c'est la grâce un peu effrontée, c'est véritablement la femme libre du XVIIe siècle, mais si aimable et si habile à se défendre, qu'on a bientôt oublié tout ce que sa conduite a d'équivoque.

A coup sûr la grande Célimène ne voudrait pas de cette Lucinde, pour en faire sa femme de chambre. Une fois installé chez Lucinde, Moncade, qui devrait s'occuper de sa bienfaitrice, au moins tant qu'il est chez elle, à peu près sur le même pied que les gens à ses gages, n'a pas d'autre soin que d'écrire à des femmes étrangères, ou de recevoir des lettres d'amour, sous les yeux et dans la maison

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