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sent, à en faire l'application. Désormais, son théâtre errant ne lui suffit plus. Le monde qu'il parcourt n'a plus assez d'originaux, qui soient dignes de son application et de son étude.

A présent il a besoin de la ville: il a besoin de ce Paris qui va devenir le Paris de Louis XIV; il a besoin de cette cour qui est toute la France, pour cent ans au moins. Aussitôt le chariot de Molière change de route; le poëte arrive à Paris, encore tout barbouillé de la lie native et tout de suite M. le prince de Conti reconnaît son camarade; il lui promet son appui; il lui fait avoir un privilége, un privilége contre l'Hôtel de Bourgogne, un privilége contre le théâtre qui a donné le Cid à la France! Molière, hardi et comptant sur lui-même, sur lui seul, élève autel contre autel. En ce moment le siècle de Louis XIV s'agrandit de moitié; la comédie a son temple et son dieu, la tragédie a son temple et ses dieux.

Vous comprenez combien ce fut alors une belle et glorieuse existence pour Molière ! Il était roi, lui aussi! Il était le maître de son théâtre. Il avait usé de sa première jeunesse, comme tous les habiles gens qui savent en jouir, au hasard; il s'était abandonné en poëte, à ce ravissant métier de l'acteur comique, quand il est jeune, quand il est beau, quand il est entouré de sincères et vaillants camarades, qu'il se sent du feu à la tête et du courage au cœur. L'art du comédien, cette poésie du second ordre, avait merveilleusement servi la comédie naissante de Molière.

Une fois directeur et poëte, le comédien n'eut plus que la seconde place, le comédien s'effaça devant le flagellateur de son temps. Pour premier service, Molière, le savant, le grammairien, le latiniste, le lecteur de Montaigne, de Froissard et d'Amyot, Molière venge la langue française des perfections de l'hôtel de Rambouillet. Une voix du vieux parterre (il y avait déjà un vieux parterre, aujourd'hui il n'y a plus de parterre) crie à l'auteur: Courage! De ce jour-là Molière est ce qu'on appelle un pouvoir! Ilaida, en effet, le roi lui-même à compléter l'œuvre de Richelieu, la soumission de la noblesse. Richelieu, le terrible faucheur, avait délivré la royauté des grands seigneurs qui se plaçaient imprudemment devant son soleil; il avait négligé le reste : la baguette avait fait grâce aux pavots peu élevés. Les pavots épargnés par Tarquin offusquèrent encore Louis XIV. Il ne pouvait les frap

per de la hache, il l'aurait pu qu'il ne l'aurait pas fait, car c'était un roi humain, et trop grand seigneur pour vouloir être un bourreau; en revanche, il résolut de les atteindre par le ridicule.

Molière devint alors l'exécuteur des petites œuvres du roi; il frappa impunément, et au grand plaisir de Louis, sur les petits marquis, les petits barons, les chevaliers, les élus et les femmes d'élus, sur les baillis et les baillives; il frappa à droite et à gauche, à tort et à travers; même il en fouetta jusqu'au sang, Louis l'encourageant, Louis applaudissant et riant aux éclats de ces vengeances dans lesquelles il était de moitié. Il faut avouer que ces marquis, ces barons, ces Mascarilles en velours et en épée, toute cette petite cour qui lui était livrée avec tant de goût et de grâce, par le roi lui-même, et dont il fit une si franche lippée, c'étaient choses merveilleuses à lui exercer la main. Ainsi commença la popularité de Molière, on ne pouvait mieux commencer.

Bientôt sa pensée s'agrandit, il s'éleva au Misantrope; il osa lutter avec la vertu elle-même, et la regarder en face, et soulever son manteau pour découvrir s'il y avait, sous cette pourpre, autant de faste que sous le manteau troué de Diogène. C'est ainsi que Molière a trouvé Alceste, le grand seigneur des histoires d'autre fois, Alceste qu'on pourrait comparer à un beau calque du sire de Montagne, le grondeur Alceste, éperdument amoureux, et je vous prie, admirez cela, amoureux d'une Française ! Jusqu'à Molière, en effet tous les amants de nos théâtres, même nos amants français, ne sont amoureux que de femmes espagnoles; les femmes du vieux théâtre sont d'Espagne ou d'Italie; elles ont des jalousies à leurs fenêtres, des duègnes à leur côté, et leurs tuteurs pour futurs; elles s'enflamment à la première vue, elles donnent des rendez-vous dans la nuit, à leurs amants; elles sont fidèles à ces amants jusqu'au mariage; Célimène, tout au rebours: elle aime, elle n'aime plus, elle aimera peut-être; où est son cœur? elle n'en sait rien; en attendant elle plaisante, elle jette ses regards çà et là, en riant de tout le monde, et en médisant de toutes choses. O la belle Française! la vraie Française. Coquette, spirituelle, et frivole, et méchante, elle a des griffes'

Quel auteur dramatique a jamais trouvé une pareille femme? Personne ne l'avait trouvée, avant Molière; Molière est le premier qui l'ait vue. Est-ce à la cour? est-ce à la ville? est-ce chez Ninon

de Lenclos ou chez madame de Sévigné? Il a gardé son secret et nul encore ne l'a deviné. C'est ainsi que le poëte comique est créateur!

Vraiment ceci est à remarquer. Ce fut une grande originalité à notre poëte, de mettre des Français sur la scène. Quand vint Molière, le Français n'était guère à la mode dans nos livres, dans nos tableaux, dans nos romans, même au théâtre. La tragédie, avant de se permettre des héros français, a attendu jusqu'à Voltaire. Molière ne nous a pas fait attendre si longtemps. Gestes, costumes, patois, jurons, superstitions, délicieuses bêtises, il nous a tout donné. Il nous a donné le Bourgeois gentilhomme! — Il s'est jeté sur des corporations entières. Il a lutté avec les médecins jusqu'à la mort; s'il était fatigué, il se rejetait avec délices dans l'antiquité, objet de ses études, et dans la vieille farce française qui devait lui rappeler souvent sa vie errante! Alors sa verve ne tarissait pas. Avec un mot il faisait une comédie. Le Donec gratus d'Horace défrayait tout le Dépit Amoureux, cette charmante comédie qui a produit tant de charmantes bouderies; l'Avare du théâtre latin, apparaissait sur notre scène, agrandi, complété, renouvelé, admirable! En fait de farce, il nous a donné plus de héros que tout le théâtre espagnol, si fécond, n'en trouva jamais:

Sganarelle, Orgon, Scapin, les uns vieux, les autres jeunes, espiègles, imbéciles, ivrognes, amoureux, pendards; et enfin M. de Pourceaugnac! Tout ce qu'on demandait à cet homme, on était sûr de l'obtenir sur-le-champ; rire ou larmes, comédie ou drame; poésie, satire, morale, bouffonnerie. Quel sublime bouffon! puis quel dramaturge: Don Juan! puis quel charmant peintre de genre! Allez voir la jeune Agnès! Agnès, charmante enfant, presque aussi touchante que le jeune Arthur de Shakspeare: Ne brûle pas mes pauvres yeux, Hubert!

Et Tartufe? Tartufe est un œuvre d'apostolat. Celui qui a fait Tartufe s'est élevé jusqu'au sacerdoce; l'hypocrisie est encore un des vices des sociétés modernes dont l'antiquité se doutait à peine, odieux vice ou plutôt crime abominable qui méritait une histoire à part; or cet historien ne pouvait être que Molière, soutenu de toute la bienveillance du grand roi !

Quelle vie et quelle suite incroyable d'émotions, de triomphes, de calomnies, de haines, de bonheur, de désespoirs! C'est la dou

leur qui l'emporte, en fin de compte. Il est beau, sans doute, d'être entouré d'ennemis; de jeter à pleines mains, le sarcasme et le ridicule autour de soi; de flétrir les vices, d'arracher d'insolents masques, de forcer à la retraite la sottise qui se pavane, de châtier Cottin et Tartufe jusqu'au sang; mais peu à peu grandit l'envie, et grandit la haine, en même temps que se montrent les hommes et les vices à châtier.

On passe, il est vrai, sa vie à la cour, oui, mais on est compté à peine comme un homme; on coudoie, en rougissant, ces grands seigneurs dont on est à peine le jouet d'une heure ; absolument il faut amuser ces esprits qui s'ennuient, il faut plaire à ces intelligences parfois très-lentes; plus d'une fois il faut appeler la farce à son aide, et devenir un bouffon, quand on se sent un philosophe. Et les misères de ce métier de farceur! Et les hontes cachées! Et les ricanements! Et si Sa Majesté ne rit pas, soudain toute cette cour silencieuse et qui vous condamne sans pitié ! Heureusement que Louis XIV fut l'ami de Molière; il lui parlait souvent des choses de son art; il lui permit de faire son lit, trois fois par an; même un soir il l'invita à souper, avec lui, en pleine cour. Honneur au roi !

Après les jours de lutte et de gloire pour Molière, après ses succès au théâtre, ses dîners à Auteuil avec Racine, Despréaux, La Fontaine, (le seul artiste qui se puisse comparer à l'auteur des Femmes savantes et du Misantrope) et cet ivrogne de Chapelle, qui s'est accroché à tant de célébrités à force d'esprit, d'ivrognerie, et de libertinage dans cet esprit qui se trompe d'époque et de moment, viennent pour Molière les mauvais jours, les cabales, les non-succès, les chagrins domestiques surtout, et la conduite de sa femme, qui fit brûler tous les papiers de cet homme illustre, à ce point que c'est à peine si l'on a conservé deux ou trois signatures de Molière. De son côté, cet homme qui s'est tant moqué du mariage, des maris et de leurs faiblesses, à quoi songeait-il donc lorsque, déjà sur le retour du bel âge, il associait à sa destinée une jeune femme élégante et coquette, avide de bruit et de fètes, qui, de son théâtre, pouvait voir tous les enivrements de la vie au milieu de cette cour galante où les femmes étaient reines, où le roi lui-même obéissait en esclave! Elle fut légère..... à qui la faute? et d'ailleurs que pouvait-elle comprendre, cette jeune femme, à ce

sublime rêveur, à cet enchanteur taciturne, à cet amuseur morose, à ce grand homme qui faisait rire aux éclats, et dont l'âme était pleine de tristesse ? Comment le contemplateur pouvait-il appuyer sa large tête sur le sein de cette jeunesse enamourée autre part? C'est pourtant là ce qui a empêché Molière d'être heureux!

Il mourut sur le théâtre, ou pour mieux dire il tomba sur son champ de bataille. A voir le Malade imaginaire, en songeant à la catastrophe finale, on est forcé de convenir, en soi-même, qu'en dépit de cette bonne humeur si gaie et si charmante que Molière a jetée, à pleines mains, dans cette comédie en trois actes, il n'y a pas, dans tout le drame moderne (et Dieu sait que nos illustres ne se sont guère tenus dans les limites naturelles), un drame qui soit plus complétement triste, dans le fond et dans les détails. Quand Molière fit représenter cette comédie-ballet, en 4673, le roi se portait bien, à coup sûr; toute cette cour était jeune et brillante, et dans ce double enivrement de la victoire et de l'amour, nul ne pensait, à Dieu ne plaise! que toute cette grandeur devait finir. Dites-moi, de nos jours, dans quel royaume de la terre, prince absolu ou roi constitutionnel, un poëte comique oserait mettre au jour, une chose à ce point hardie et contraire à toutes les bienséances? Comment donc amuser toute une cour, avec le lamentable spectacle d'un bonhomme en robe de chambre, en bonnet de nuit, qui souffre ou, ce qui revient au même, qui croit souffrir toutes les maladies connues et non connues? Pour se hasarder à une pareille tentative, il faut s'adresser à des hommes si jeunes, si forts, si bien portants, si complétement inaccessibles aux tristes accidents de l'humaine nature, que pas un d'eux, à l'aspect du malade, ne puisse faire un retour sur soi-même et se dire tout bas, les uns et les autres, en voyant rire tant de gens d'un homme alité :

Hélas! ils sont bien heureux de ne pas avoir une attaque de goutte, d'ignorer les insomnies de la fièvre quarte, les douleurs de la migraine, les ravages d'un coup de feu, les blessures que fait une épée. Allez donc jouer pareille comédie en présence de vieux généraux blanchis sous le harnais, courbés par l'âge, ou par le rhumatisme, en présence de ces pauvres femmes nerveuses, toujours prêtes à s'évanouir au moindre choc! Encore une fois, il faut des cours disposées, tout exprès, pour s'amuser, franchement

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