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de la sévérité du vieux roi! L'atmosphère était si fort chargée des miasmes catholiques! Ce brillant Versailles était devenu si lourd, si triste, si pédant, si cagot! (On ne parlait plus à Paris, ni de la guerre, ni de l'amour, ni des fètes, ni des carrousels d'autrefois) que la comédie de Regnard fut acceptée et devait l'être en effet, comme le gage d'un avenir meilleur. Il me semble d'ici que je les entends, ces spectateurs de vingt ans, qui battent des mains à toutes les scènes et qui se disent : Pardieu, quand madame de Maintenon sera morte, et quand le roi aura vécu, voilà pourtant comme nous serons à notre tour!

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D'où il suit que le véritable poëte comique de la Régence et de Louis XV, ce n'est pas Marivaux, comme on le dit, c'est Regnard. Placez Marivaux entre Molière et Regnard, comme une transition élégante, facile et retenue, des mœurs bourgeoises aux mœurs relâchées de la cour, et vous remettrez ces deux hommes à la place qui leur convient. Mais ce que commande la logique littéraire, l'inflexible chronologie le défend. Or, ce n'est pas là un des moindres mystères du théâtre, cette histoire et cette représentation des mœurs, comme on l'appelle. Étudiez-le avec soin; le théâtre est toujours un peu en avant de l'époque qu'il amuse, et voilà justement pourquoi c'est un grand art.

Vous savez d'ailleurs que Regnard est mort d'une façon conve nable à sa vie. Il était grand chasseur, grand mangeur, grand buveur et le reste. Il était le bailli de son village. Il est mort tout bonnement d'une indigestion, à la suite d'une partie de chasse. Molière est mort comme il avait vécu, en combattant. Molière a été pleuré par ses amis, Regnard a été pleuré par ses maîtresses. Ils manquent à la liste de l'Académie française l'un et l'autre. Ils étaient nés, l'un et l'autre, sous le Pilier des Halles! Quelle heureuse place ce Pilier des Halles! quel endroit privilégié et fertile! Que de philosophie et de poésie à cette place!

Étranger, qui demandez à voir le plus noble endroit de cette grande ville, laissez là même le Louvre, et laissez la NotreDame de Paris vermoulue et que M. Victor Hugo a relevée à force d'éloquence et de génie!... Allez saluer avec respect ce Pilier des Halles sous lesquels sont nés Molière et Regnard; lui-même, il est né, tout proche de ce Pilier des Halles, Béranger le poëte, et non loin de Béranger, à l'enseigne du Chat noir - le véritable chat qui

pelote en attendant la partie, est né aussi le plus grand poëte comique de notre âge, l'auteur de La Camaraderie et des Premières amours! Voyez donc que d'esprit, de génie, et de gaîté contenues en cet étroit espace, moins vaste et moins grand que le jardin de Regnard !

LE LÉGATAIRE UNIVERSEL.

A LA TOILETTE.

LA MARCHANDE

J'en veux à Regnard, puisqu'il avait deviné Madame la Ressource de n'avoir pas fait, d'un bout à l'autre, une comédie intitulée la Marchande à la Toilette, une comédie en chair et en os, et comme Regnard l'eût faite, cette comédie, à peine indiquée en passant !

Autour de ce personnage qu'on appelle une marchande à la toilette, il y a de tout, du rire et des larmes, de la misère et de l'opulence, du vice et de la vertu. Elle achète et elle vend; c'est là son métier. Elle achète les vieilles dépouilles et les jeunes défroques; son commerce s'étend du haillon et du lambeau, au châle de cachemire et au voile de dentelle. Elle habille et elle déshabille à son gré les vieilles femmes et les jeunes femmes, laissant celles-ci toutes nues et les autres pis que nues. Elle trafique du bas de soie, du gant brodé, de la robe Souillée, du chapeau fané, du ruban rose, de l'affreux tartan, du diamant faux, du jupon et mème du vêtement le plus nécessaire. C'est un gros être laid, éloquent et difforme, qui entre partout, quoi qu'on fasse, dans la riche maison et dans la mansarde; elle tente les femmes riches par le changement, les filles pauvres par la vanité. Elle a des paroles emphatiques pour celle-ci, des paroles dédaigneuses pour celle-là.

Grâce à cette femme et à sa hotte infernale, le brin de gaze ou de soie, colporté dans tous les coins de la ville, va passer, tour à tour, des plus fangeuses aux plus honnêtes créatures. Pareille femme vous représente à la fois madame La Ressource du Joueur et madame Frosine de l'Avare. Elle a la main dans toutes les sales intrigues de la ville; quand on ne l'y met pas, elle s'y met d'elle même, et, une fois là, il n'y a pas de force qui l'en puisse arracher. De cette femme, voici la famille : son fils aîné est un

usurier, son mari est un chiffonnier; elle tient de l'un et de l'autre. Joli mélange!

Toute femme, belle ou laide, qui porte un chapeau, un châle, un ruban, une robe, un voile (où vas-tu te nicher, ô modestie?) est nécessairement la proie et la dupe de cette créature, qui est la tentatrice universelle. Cette Pandore en jupon sale a pour elle deux irrésistibles moyens de séduction; elle flatte les femmes, et elle leur fait crédit. Elle s'appuie sur le bon marché, cette chose - si coûteuse; elle a toutes sortes de merveilleux hasards.

Achetez, c'est pour rien! c'est une femme qui s'est ruinée hier. C'est du pain sur la planche, et d'ailleurs vous paierez tant par mois, et, quand vous n'en voudrez plus, on vous le reprendra à 50 pour 100 de bénéfice! Si le mari arrive, la marchande à la toilette lui fait valoir l'hésitation de madame: madame ne veut pas, madame n'ose pas, madame est trop modeste! Et le mari fait bien d'être du même avis que madame La Ressource, sinon madame La Ressource fournirait, au besoin, et tout ensemble à la dame, la marchandise, et l'acheteur, qui ne serait pas le mari. Malheureusement, quand il empruntait, sans trop de façon, à son ami Dufrény, son chevalier joueur, Regnard avait trop de hâte d'arriver le premier, afin d'éviter l'accusation de plagiat (qu'il n'a pas évitée) pour s'amuser à dessiner avec soin le personnage de madame La Ressource.

Ce bel esprit trop heureux n'a pas le temps de tirer d'un personnage le parti qu'il en pourrait tirer; il veut vivre, il veut obéir à la fantaisie, à la poésie, à la fortune, au rire intérieur; prends garde, il arrive le tourbillon! Il arrive, l'insolent, le débraillé, le barbouillé de tabac d'Espagne, l'amant d'Angélique et le protégé de madame La Ressource-le Joueur de Regnard, pour tout dire, et le voilà chancelant sous toutes les ivresses des passions de la jeunesse, qui nous rit au nez que c'en est une bénédiction!

Oh! ce beau Regnard! la santé, la vie et l'éclat de rire, la chance, la fortune, le bonheur! Toutes les chances heureuses de la poésie, de la bonne humeur, d'un bon estomac, de l'esprit, circulent dans ses réjouissantes comédies! Il rit de tout et de si bon cœur! Certes, son rire n'a rien de cette mélancolie, de cette philosophie, de cette sagesse austère du rire de Molière; mais,

en fin de compte, quel bon vivant, quel bel et bon enfant, quel luron doucement aviné! Regnard a été, de son temps, une nouveauté incroyable; il a été à la fois un écrivain et un homme riche. Poëte, il avait un jardin à lui; dans ce jardin il avait un hôtel, et dans cet hôtel il donnait à dîner; si bien qu'il avait des flatteurs, et qu'on lui dédiait des comédies, à lui qui n'en dédiait à personne!

Rien qu'à écouter son dialogue, on devine l'homme qui n'a besoin de personne et tout au plus du censeur royal. Il est hardi,. il est infatigable, il est l'enfant gâté de la foule; s'il ne réussit pas aujourd'hui, tant pis pour le public et tant pis pour messieurs de la Comédie; ce n'est pas la chute de ce soir, qui l'empêchera de dîner demain. Cette libre allure était alors une chose toute nouvelle en poésie. En voilà donc enfin un, entre mille, parmi tous ces poëtes affamés, qui n'a pas de pension de la cour, qui n'appartient à aucun prince du sang, qui ne sait pas le nom du ministre, qui méprise la favorite et ses faveurs; en voilà un qui ne fait pas d'emprunt à messieurs les Comédiens, qui vit de sa propre vie, et sur son propre bien, à son propre soleil! C'était beaucoup dire, et c'était beaucoup prouver, et surtout c'était là une raison infinie d'être un homme de bonne humeur deux millions à soi tout seul, et tout cet esprit naturel qui de temps à autre vous permettait d'emprunter l'esprit d'autrui !

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Eh bien ! telle est la toute-puissance de la bonne humeur, que la gaîté de Regnard l'a sauvé, tout autant pour le moins, que s'il eût été un grand philosophe. Ne cherchez pas dans sa comédie une leçon, une réforme, ou même un vice relevé avec ce soin tout paternel de Molière; le vicieux de Regnard rit de son vice; le ridicule de Regnard ne demande qu'à amuser ceux qui l'approchent; le fripon lui-même (car la comédie de Regnard est remplie de fripons) se met à vous regarder d'un air si nar quois et si bienveillant, que vous êtes tenté de lui tendre la main et de vous laisser dérober votre manteau, en plein mois de janvier.

Oh! la gaité, elle a la vie dure! rien ne la tue et rien ne l'afflige! On peut bien l'obscurcir quelquefois, on y revient toujours. Elle a été la grande passion... la grande vertu de nos pères; la gaîté, fille du courage, de la bonne conscience et de l'honneur, et si,

trop souvent elle nous a manqué, à nous autres qui avons si souvent entendu à nos oreilles épouvantées le craquement de cette société aux abois, au moins sera-t-elle (il faut l'espérer) la grande consolation de nos enfants. La gaîté, dans le poëme, c'est l'air, l'espace, le soleil, et la vie!

Même les plus rares productions de l'esprit humain, sont fondées, sur quoi, je vous prie? sur la belle humeur. Dans l'Iliade, Homère a placé Thersite, et vous savez de quel rire éclatant il fait rire les immortels! Dans le Jugement dernier de MichelAnge, page terrible, le grand peintre a placé toutes sortes de charges admirables qui te tirent la langue, qui te montrent le derrière, qui te font toutes sortes de grimaces à te faire rire, même de ta damnation éternelle. Savez-vous quelque chose de plus merveilleux que le Don Quichotte, cet éclat de rire sans fin? Le rire a les dents blanches, les lèvres vermeilles, l'oreille un peu rouge, le regard vif et clair. - Quand il arrive, aussitôt tout s'anime et tout s'agrandit; tout danse et tout chante autour de votre tête et de votre cœur, doucement réjouis.

Le rire circule dans l'esprit comme le sang circule dans les veines, comme l'eau coule dans la prairie; ainsi la clarté pénètre dans l'étoile! Du rire, tout est bon, même l'éclaboussure. Il tient à toutes les choses et à toutes les œuvres de la vie. Il est le père du génie français. Aussi, quand une fois il a pris son domicile quelque part, il y reste gaìment, jusqu'à la fin des siècles.

C'est par la gaité, rien que par la gaité, que vivra la comédie de Regnard. On a refait, de nos jours, bien des chefs-d'œuvre dont plusieurs ont passé par nos Fourches Caudines, on n'a pas pu refaire le Joueur de Regnard. Vous vous rappelez peut-être une sombre tragédie, venue des pays du Nord: Trente ans ou la Vie d'un Joueur... C'était le héros de Regnard, pris au sérieux. Cette fois on vous montrait, du Joueur, les haillons, les misères, les hontes, les crimes, les lâchetés. On le traînait de vice en vice, de crime en crime, à l'échafaud.

A quoi devait aboutir toute cette terreur? A nous montrer plus charmant que jamais, l'aimable amant d'Angélique ! Grâce à la gaité de Regnard, le Joueur de Frédéric Lemaître et de cette touchante Dorval s'est enfui devant le Joueur de Regnard. La gaité, une bonne grosse gaité bien franche, l'a emporté sans

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