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large que l'estomac, sans autre ambition que celle qu'il pouvait satisfaire, laissant venir à lui la gloire sans faire un pas au-devant d'elle, et la traitant comme il traitait sa maîtresse, en bonne personne au-dessus du souci, au delà du : qu'en dira-t-on ? Beauté facile et complaisante, et qui ne regarde pas, quand elle rit, si son tour de gorge est dérangé quelque peu.

Facile gloire, facile vie, heureuse popularité, succession de Molière dignement recueillie, poëte né en effet pour prendre sa part de la bonne humeur qu'il semait autour de lui. Ainsi fait le chien qui porte à son cou le dîner de son maître, et pour ma part je trouve que ce chien peu fidèle a raison.

Aussi bien quand le peuple de France, ce peuple oisif, amoureux et guoguenard, sur lequel a déteint Rabelais, et qui sait à fond la langue de Mathurin Regnier, devina qu'il ne s'était pas trompé, et qu'il avait frappé au bon coin pour avoir de la bonne comédie, le peuple fut heureux et bien fier. Il battit des mains à celui-là plus encore qu'il n'avait fait à Molière. Molière... en l'aimant avec passion, tenait son peuple à distance. Il le grondait souvent; il le gourmandait avec véhémence; il ne lui passait rien, ni vanités, ni caprices, ni ridicules. Il se servait à outrance de cette férule que lui avait donnée son génie, et plus d'une fois il fit pousser des cris de douleur à cet enfant incorrigible, mal élevé, rempli de préjugés et de malice. Molière à ces causes fut plus respecté qu'il ne fut aimé. Le peuple de Paris le trouvait un maître quelque peu dur. En vain son précepteur lui accordait-il parfois quelque jour de relâche : les Fourberies de Scapin, le Cocu imaginaire, le Mariage forcé, le Malade imaginaire, Amphitryon, ces heureux instants de congé ne duraient guères, et bientôt, quand il pensait que ces écoliers mutins s'étaient assez amusés, le maître les ramenait au devoir. En ce moment le bouffon disparaissait, et l'on ne voyait plus que le philosophe.

« Le roi Messieurs! » disait Louis XV à ses amis, quand les licences des petits appartements allaient trop loin; aussitôt tout rentrait dans le respect.

Ainsi vécut Molière; son peuple obéit, comme autant d'écoliers qui ont peur, une fois le maître absent... adieu l'école! On ne voulut plus que des jours de congé. Le Misantrope fut délaissé pour les Précieuses ridicules, les Femmes savantes pour les

Fourberies de Scapin, et ce fut bien pis, ma foi! quand ces écoliers sans discipline trouvèrent, pour les amuser et pour les faire rire aux éclats, ce bon vivant nommé Regnard.

Cette fois plus de férules, plus de pensums, plus de bonnets d'âne, plus de bon sens, mais toutes les joies accumulées de la semaine des trois jeudis, de cette semaine tant rêvée par les écoliers de tous les âges. Cette fois la comédie ne s'occupa plus à enseigner, à corriger, à relever des ridicules; sous ce rapport, Molière a tout fait. Mais la comédie, la comédie de Regnard, va faire ce que Molière n'eût jamais voulu faire; elle va rire de tout, et toujours et à tout propos, des oncles et des neveux, des pères et des fils, des valets et des soubrettes. Elle va enseigner comment on séduit les filles sans les épouser, comment on vole les oncles sans redouter les galères, comment on s'y prend pour escompter de faux billets, piper les dés, bizeauter les cartes, faire des dupes, trahir, mentir, dérober et voler en plein pillage; et tout cela, en riant, de la plus simple façon du monde, tout naturellement et comme si vous disiez bonjour! Point de scrupules, point d'hésitations. En effet, dans ce monde voué à toutes les filouteries, qu'y a-t-il? Il y a Jean qui pleure et Jean qui rit. Jean qui a des scrupules et Jean qui n'a pas de scrupules..... Il n'y a de véritable Jean que le premier, l'autre est un niais qui vous attriste et vous fatigue, il faut le renvoyer au sermon.

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Tel est le raisonnement de Regnard, et jusqu'à la fin l'heureux poëte a été fidèle à sa mission. Il a ri d'un rire intrépide, il s'est abandonné sans réserve, à sa joie et le plus souvent cette joie est une gaîté convulsive. Suivez-le, si vous voulez, dans toutes ses inventions, si plaisantes qu'elles tiennent du délire, et vous reconnaîtrez, à chaque scène, le plus facile, mais aussi le moins scrupuleux des poëtes comiques. Il a effacé de son théâtre la triviale maxime: castigat ridendo mores; de cette mauvaise épigraphe il n'a laissé que le mot du milieu : en riant; tout le reste est comme non avenu pour ce coupe-toujours en pleine gaîté, et il a agi en conséquence.

Par exemple savez-vous rien de plus amusant que le Joueur, ces deux passions, le jeu et l'amour, qui sont aux prises, celle-ci renversant celle-là, le gain plaidant contre Angélique, Angélique moins belle à mesure que son amant a gagné, et ce portrait mis en

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gage entre les mains de madame La Ressource, et cette honnête commère amenant un dénoùment sensé, juste, gai, excellent; voilà de la comédie! - Mais, direz-vous, ce joueur de Regnard est si aimable et si gai, qu'il ne fait peur à personne.

Pourquoi peur? Voudriez-vous qu'on vous le montrât en guenilles, tout couvert de vermine et de fièvre, et assassinant monsieur son fils qui dort sur un grabat voisin? Vos leçons en haillons me font horreur, votre paille et votre pain noir me répugnent. Si vous allez dans les tavernes, allez-y seul; je ne veux pas de vos cartes grasses, pipées et tachées de vin. - Mais la leçon ? direzvous. La leçon! Que vous êtes simple! Apprenez, mon cher, que le joueur n'est un joueur que parce qu'il est incorrigible. Il joue à toute heure et toujours, et voilà sa vie ! Il ne va pas plus à la Porte-Saint-Martin pour voir le Joueur de M. Victor Ducange, qu'il ne va au Théâtre-Français pour voir le Joueur de Regnard.

La leçon la leçon, disent les rhétoriques niaises, la leçon de la comédie! Ils nous la donnent belle avec leurs leçons en comédies! Singulières gens qui ne conviendront pas que le théâtre ne corrige rien, si non la façon dont les femmes mettent leurs robes et portent leurs chapeaux; encore faut-il être une bien grande comédienne pour en remontrer, en ceci, à nos grandes coquettes de Paris.

Et du Légataire universel, que vous semble? Otez-en l'esprit et la gaité, vous aurez le plus sombre mélodrame de la PorteSaint-Martin, au lieu et place de la plus amusante comédie du Théâtre-Français. De quoi s'agit-il en effet? D'un valet digne (au moins)! des galères, d'une soubrette plus qu'égrillarde, d'un neveu fripon, d'un oncle malade, d'un faux testament, d'un vieillard qui meurt et qui ressuscite, d'une malheureuse maison bourgeoise au pillage, à ce point que le valet, non-seulement dérobe l'argent du défunt, mais encore son dernier bonnet de nuit et sa dernière robe de chambre, encore toute chargée des miasmes de sa dernière médecine!

Dans cette comédie abominable, si vous en ôtez l'esprit, la verve et la gaité, tout ce qui n'appartient pas au gibet appartient à l'apothicaire. Jamais sujet plus triste et cependant jamais sujet plus rempli de gros rire n'avait été inventé; jamais, que je sache, on n'avait fait d'un cercueil un tréteau plus plaisant. Capuli decus!

<< ornement de cercueil, » ainsi dit Plaute! Cette fois il ne s'agit pas d'un malade imaginaire comme celui de Molière, mais d'un bel et bon malade qui va mourir pour tout de bon, et qui déjà crache ses poumons, en avancement d'hoirie !

Il ne s'agit pas d'une soubrette éveillée et rieuse, protégeant l'amour des jeunes gens comme c'est son droit, son devoir, son instinct; il s'agit d'une fine-mouche avide et piquante, qui ne pense qu'à s'enrichir aux dépens de la pauvre vieille imbécile de créature dont elle exploite le dernier souffle. A tous ces personnages qu'il emprunte à Molière, en les poussant aux dernières limites de la garde-robe et du petit Châtelet, Regnard ôte leur innocence, leur vertu, leur probité, leurs scrupules; il n'en veut qu'à leur bonne humeur. Il les lui faut alertes, non pas timorés; il faut qu'ils osent tout dire et tout faire et tout penser. Regnard suit Molière, dit-on; oui, comme, à la même heure, l'abbé Dubois suivait M. le Régent au bal masqué, en lui donnant des coups de pied au cul; comme Voltaire suivait le grand prêtre dans ŒEdipe, en portant la queue du grand prêtre, et en tirant la langue au public. Aussi, peu s'en est fallu que Regnard, à force de rire et de dépasser toutes les bornes de la gaîté permise et défendue ne devint un bouffon, ce qui est la plus misérable condition que je sache en ce monde. Mais, Dieu merci! Dieu n'a pas voulu que cet homme ne fût qu'un vil bouffon, avec tant de verve, d'éclat, d'imagination et d'esprit.

Faites-vous donc violence, vous tous qui avez été habitués à la retenue de Molière, qui avez toujours rencontré, dans la vieille comédie, les plus honnêtes sentiments cachés sous le rire; faitesvous violence, vous qui avez crié si haut quand Molière vous a montré, dans le Bourgeois gentilhomme, le comte Dorante, chevalier d'industrie, et la marquise Dorimène, entretenue par le marquis, vous en verrez bien d'autres, je vous jure, avec l'ami Regnard! Rappelez-vous cependant que de violentes clameurs ces deux personnages Dorante et Dorimene, qui se montraient à peine au milieu de toutes ces vertus bourgeoises, ont fait pousser au public de Paris et de Versailles! Les hurleurs prétendaient en ce temps-là que Molière manquait de respect pour son parterre. Nous supplions messieurs du parterre de se calmer un peu : ils en verront bien d'autres dans les comédies de Regnard.

Ils verront des joueurs, des escrocs, des filous, des chevaliers Dorante, des marquises Dorimène, et avec un moins de sansgêne encore; c'est le monde que Regnard préfère et qu'il adopte, c'est le monde dans lequel il a vécu; il n'en connaît pas d'autre. Il a pris sa part de toutes ces folies plus que galantes. Il n'est pas homme, lui, à tenir, comme faisait Molière, une petite maison d'Auteuil, pour ne boire que de l'eau pendant que Chapelle vide sa cave, et pour s'aller coucher, à dix heures, pendant que sa femme, mademoiselle Molière se promène avec Baron sous les charmilles de son jardin. Quant aux petites filles des comédies de Regnard, quant à ces innocentes, à ces ingénues, la plus innocente de ces ingénues, c'est mademoiselle Agathe des Folies amoureuses. Jugez des autres, par cet échantillon!

Que si vous me demandez comment cela se fait qu'à vingt ans de distance l'un de l'autre, ces deux hommes, Molière et Regnard, soient si peu semblables celui-ci à celui-là, et pourquoi donc le public du Misantrope et des Femmes savantes accepte, avec tant de bonne grâce et de si grands éclats de rire, le Légataire universel et les Folies amoureuses? je vous répondrai que rien n'est plus simple que cette révolution. Elle s'opère, tous les vingt ans, dans le goût d'un peuple, la génération qui arrive ne voulant rien accepter de la génération passée, pas même son éclat de rire, à plus forte raison ses préjugés et ses amours. En fait d'amours et de préjugés, on tient à honneur d'arriver le premier, et de détacher la jarretière de la mariée. Il est donc arrivé que le jeune public de Regard s'est bien plus amusé au Retour imprévu, par exemple, et aux Ménechmes, que les anciens ne s'amusaient à M. de Pourceaugnac et à l'Amphitryon. Le poëte nouveau, Regnard, faisait bien mieux que représenter les mœurs de son époque, il y avait, en son œuvre de démon, un certain pressentiment qui lui faisait deviner les mœurs d'une époque à venir, et cette époque était proche.

En effet, les comtes, les chevaliers, les marquises, et même les valets et les soubrettes de Regnard ne sont déjà plus des êtres du règne de Louis XIV, ils appartiennent à un prince qui va régner tout à l'heure. La Régence n'a commencé pour personne en France. qu'elle a déjà commencé pour Regnard. Sa comédie a tout l'interêt d'une chose devinée. On était si las enfin de la grandeur et

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