Page images
PDF
EPUB

n'est arrivé qu'à Fréron, insulté en plein théâtre par Voltaire)! assister, de sangfroid, à cette publique immolation de sa personne et de son nom! Comment souffrir que l'insulte, en présence de la multitude avide, vienne salir vos traits, votre houneur, votre famille et vos amis livrés en pâture, aux calmoniateurs?

O quelle misère et comme il faut que l'esprit d'un homme soit poussé à une puissance incroyable pour qu'Aristophane ait échappé au déshonneur; quelle patience et quel respect cela suppose aussi, dans les premiers hommes de la république: rester exposé aux traits blessants de cette folle liberté, à ces ingénieuses bouffonneries comme en jetaient autrefois les vendangeurs ivres de vin nouveau; assister soi-même à cette dégradation complète de son être, entendre dire à ses oreilles qu'on est un voleur et un lâche, se sentir mêlé aux obscénités, aux turpitudes, aux blasphèmes d'une satire effrontée; se voir trainer, sans se plaindre, dans les vertiges dégoûtants de cette débauche d'une ignoble et basse plaisanterie à l'usage du petit peuple.

Ajoutez (cela s'est vu, plus d'une fois dans la cité athénienne), payer de sa liberté, de sa fortune et de sa vie ces horribles bacchanales de l'esprit, que Socrate lui-même, ce beau railleur, appelait les délices attiques... telle était, en fin de compte, la consécration dernière de tout ce qui était la vertu et le génie dans la république d'Athènes.

Mais qu'y faire? A ce prix terrible s'achetait la vraie gloire, et les avides ne trouvaient pas quelle fût trop payée! C'était la condition sine quâ non de toute grandeur. Vous vouliez conquérir votre place dans l'estime de ces hommes jaloux de tout ce qui sortait de l'égalité, vous saviez à l'avance de quel prix serait payee votre domination.

Pourtant j'imagine que plus d'un, parmi ces Grecs ambitieux, se sont trouvés bien malheureux lorsqu'au retour des fêtes de Bacchus, dans ce théâtre rempli des joies et des délires de la comédie satirique, notre homme, qui espérait les honneurs de l'insulte publique, aura vu que son nom était passé sous silence. Quoi! pas une injure, pas une accusation, pas un mot qui me rappelle aux souvenirs et aux railleries de la railleuse Athènes? C'est qu'en effet, en ce temps-là comme aujourd'hui, il fallait être bien grand

parmi ses concitoyens, et bien privilégié, pour mériter les honneurs du vers anapeste.

Quand Aristophane se met à dire : Allons çà, parlons en vers anapestes! soyez assurés qu'il va être sans pitié, qu'il va être sans respect; il va porter sa lampe brûlante sur les parties les plus glorieuses ou les plus honteuses de cette société qui lui tend la joue pour être souffletée à outrance. Sauve qui peut le bouffon va parler comme un juge; le vil comédien va se poser en magistrat; le poëte, car il a toutes les grâces de l'invention, toute la verve intarissable, toute la chaleur hardie, pittoresque et railleuse qui fait les poëtes comiques, le poëte va tout à l'heure accomplir son métier d'athlète: il va se prendre corps à corps avec les plus puissants par l'intelligence ou par la force. Quelle lutte avec Cléon, par exemple! Ce Cléon est le général de l'armée athénienne : il a les vœux des soldats, il est l'élu des citoyens, le héros du peuple; c'est un géant à la voix de stentor, le Murat de l'Attique, et pourtant la comédie, ou pour mieux dire l'aigre Archanienne, lapide Cléon d'invectives.

Pas un comédien, ni Callistrate qui excelle à faire la charge des citoyens, ni Philodine qui se moque, par métier, des archontes, n'ont osé mettre sur leur joue effrayée le masque de Cléon. Eh bien! qu'à cela ne tienne, Aristophane lui-même montera sur les planches et jouera le rôle de Cléon, le fils du corroyeur. Ainsi attaqué Cléon reste sans armes et sans force; il entend, à chaque mot du dialogue, s'élever l'immense éclat de rire qui le condamne; il assiste au triomphe de cet esprit qui s'évapore en mille allusions frappantes. Si en effet Cléon est coupable du crime dont on l'accuse, si le poëte n'a fait que la satire des vices personnels du général athénien, si le bouffon qui s'est fait le vengeur du gouvernement a dit juste, une fois en sa vie, si cet ardent délabreur de réputations n'a fait que remettre l'usurpateur à sa place, alors il faudra bien que Cléon courbe la tête, et qu'avouant la victoire du poëte, il se retire devant cette allusion dentée et pleine d'aiguillons.

Si, au contraire, Aristophane n'a été que le vil bouffon de la multitude, s'il a abusé de son habileté à peindre les mœurs de sa nation pour faire une simple pochade; s'il s'est acharné sur quelque galant homme, digue de ses déférences et de ses respects,

croyez-vous donc que l'homme injustement attaqué va baisser la tête sous les sarcasmes de l'épouvantable gueux qui l'attaque ? Pensez-vous que le peuple d'Athènes sera si cruel que d'ajouter ses propres injures aux injures du poëte, ses insultes à cette fange? Non pas, certes, le bon sens public l'aura bien vite emporté sur ces injures d'un moment, et plus d'une fois vous verrez l'honnête homme insulté dans son intime fierté, montrer aux spectateurs rassurés sur sa gloire, le noble front où son âme est empreinte, se mettre lui-même hors d'insulte à force de sangfroid, couvrir de ses dédains publics les libertinages de cette plume insolente, et chasser, d'un regard, le Diogénisme de son

accusateur.

Ainsi fit Socrate, lui-même, à la première représentation des Nuées. Il se tint debout, le visage tourné vers l'assistance, afin que chacun put voir qu'avec tout son esprit, soutenu de la malice athénienne, Aristophane ne pouvait le faire pâlir.

Pour Socrate, ce philosophe, jeune encore, ce fut une belle journée, une insulte heureuse, une récompense publique, un très-rare honneur dont il fut le premier à s'applaudir. Plus que jamais il se sentit disposé à aimer cette cité de Minerve, qu'il aimait, parce que le pain y était à bon marché, parce que la jeunesse était docile, et parce que l'eau des fontaines était intarissable et limpide. Ses disciples accompagnèrent le maître jusqu'à cette maison, si étroite qu'elle ne pouvait pas contenir ses amis. Les Athéniens battirent des mains à l'aspect de ce grand homme que la calomnie n'avait pas effleuré, et au retour du théâtre, Socrate pouvait dire à ses disciples ce que dit Montesquieu quelque part: - Vous le voyez, les ennemis injustes font grand bien.

Ici se place l'accusation, la banalité: la mort de Socrate, tué par la comédie d'Aristophane. Socrate tué par Aristophane! ce génie presque divin succombant sous le quolibet banal d'un libelliste! O Jupiter! et vous tous, les grands dieux invoqués par Pindare, qui donc aurait jamais pensé qu'une bouffonnerie d'Aristophane le farceur, aurait produit cette immense révolution qui pensa faire de la philosophie de Socrate martyr, une religion révélée? Non, non, le dieu de la philosophie antique, l'homme à la voix intérieure, n'est pas sorti vaincu de la fète licencieuse et avinée des tonneaux, des coupes et des marmites. C'est se railler que

de vouloir donner au quolibet cette importance! C'est se moquer du bon sens des hommes que d'élever, à la dignité du déicide, cette bouffonnerie d'Aristophane! Si elle affectait de pareilles prétentions, ce serait bien le cas de dire à la comédie: - Connais-toi toi-même! Socrate est mort, non pas pour avoir supporté cette insulte d'une heure, non pas pour avoir enseigné aux païens la Providence divine, l'immortalité de l'âme, les espérances de la vie à venir; il est mort pour avoir parlé à cette république, qui se mourait sous l'ironie et le blasphème, des saintes lois de la morale éternelle. Il est mort parce qu'avant de mourir il avait porté un coup funeste aux rhéteurs, la race qui ne pardonne jamais; il est mort parce qu'il était le roi de l'ironie logique, et parce que l'oracle de Delphes l'avait proclamé le plus sage de tous les hommes: voilà pourquoi il est mort!

Ne répétez donc pas les choses banales; n'allez donc pas croire aux crimes impossibles; réfléchissez que Socrate expire, vingttrois ans après la représentation des Nuées, et qu'il est mort plein de gloire, plein d'honneur, estimé des vieux soldats qui l'avaient vu combattre et ramener l'armée à la bataille du Delium, aimé des historiens, car il avait sauvé la vie au jeune Alcibiade sous les murs de Potidée, et à Xénophon jeune homme, à cette bataille de Delium. Il avait fait pâlir, d'un regard, les trente tyrans; il avait résisté, en toute circonstance, aux colères impatientes de la multitude.

C'est de lui que parle Horace en nous montrant le sage, inflexible sous les ruines du monde; c'est la démagogie qui l'a tué; c'est le lâche Anitus, c'est la mythologie expirante, c'est la populace ameutée contre la vertu! En toute cette immolation, Aristophane n'a rien à voir, et sa comédie n'a que faire. Il n'est pas question de cet homme et de son œuvre dans le Phé don. Dans son Banquet, lorsque Platon parle d'Aristophane, Platon en parle pour faire de grandes louanges de son esprit. Platon eût été bien étonné si on lui eût dit : C'est une comédie d'Aristophane qui a tué Socrate, à une distance de vingt-trois ans!

D'ailleurs, quand les Athéniens eurent compris quel grand crime ils venaient de commettre en mettant à mort cet homme juste, quand l'exécration publique eut fait justice des accusateurs de

Socrate, à ce point que plusieurs, pour se délivrer de cette vie infàme, se pendirent au figuier de leur jardin, pensez-vous donc que la comédie d'Aristophane, si elle eût été à ce point coupable, n'eût pas été enveloppée dans cette réaction d'un peuple entier qui pleure tant de génie et tant de vertu?

<< Tes furies vieillissent, » se seraient écriés les Athéniens, la calomnie les a tuées! Au contraire, la comédie d'Aristophane resta populaire dans toute l'Attique, la Grèce continua à se réjouir de la poésie railleuse de ce bouffon inépuisable; - Cicéron lui-même, grand admirateur de Socrate, s'y complaît tout comme Platon, et fait l'éloge d'Aristophane: Facetissimus poeta. Bien plus, chose incroyable! saint Jean Chrysostome, cet aigle chrétien, ce Bossuet de l'Orient, il faisait sa joie des comédies de ce pendard d'Aristophane; même il en avait traduit vingt-trois, et c'est à peine s'il nous en reste dix-huit! Donc, faisons trève aux accusations de meurtre, et, s'il se peut, cherchons d'où vient donc la gaieté de cette incroyable comédie qui faisait rire, il y a trois mille ans, le peuple le plus délicat, le plus fin, le plus railleur et le plus spirituel de l'univers.

Étrange comédie, en effet: elle a des procédés irréguliers, bizarres, des fougues inattendues, des caprices qui tiennent du délire. Elle ne rappelle en rien l'art des Grecs, cet art contenu dans les justes bornes, dans les strictes limites. La comédie grecque n'appartient à aucun genre, elle n'est pas définie dans les livres; Aristote lui-même, qui s'est occupé des moindres détails de l'art de rhétorique, ne s'explique pas sur la comédie, par la raison, dit-il, que l'art n'enseigne pas à faire rire. A côté de la tragédie grecque, à côté de ces belles œuvres au cothurne rehaussé d'or, au noble manteau, la couronne sur la tête et le sceptre à la main, quel contraste, la comédie athénienne! Ni choix, ni goût, ni méthode; pas d'ordre et pas de nœud, rien qui se noue et se dénoue. Le hasard est le fabricateur de cette œuvre sans nom, et avec le hasard — la gaieté, l'abondante et facile gaieté, qui prend tous les tons, qui parle tous les langages, qui s'accommode aux plus élégantes délicatesses. Elle frappe à briser les àmes des multitudes; style plein d'obscurité à la fois et d'élégances, dialogue ramassé dans les carrefours... et dans les meilleurs endroits de la ville; plaisanterie digne d'Aspasie, et l'instant d'après qui

[ocr errors]

-

« PreviousContinue »