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nement, mais non pas sans indignation, la ruine totale de M. Orgon et le désespoir de sa famille; enfin à la dernière scène, ce même parterre avait applaudi à outrance l'éloge du jeune roi qui lui faisait ces loisirs. Voilà comment Molière témoignait sa juste reconnaissance à son royal protecteur; voilà comment il avait trouvé moyen de compromettre le roi dans son drame, bien mieux qu'en lui empruntant ses bons mots! Par cet éloge bien mérité du jeune monarque, l'œuvre de Molière était dignement accomplie; et de fait, il n'y avait qu'un dieu descendu de la machine dramatique, qui pût sauver des embûches de Tartufe ce malheureux M. Orgon.

Le succès fut donc complet, unanime, sérieux. Il resta de tout ceci une œuvre admirable à laquelle le siècle d'Auguste, non plus que le siècle de Périclès, n'ont rien à comparer; cependant nul ne pouvait savoir où donc porterait ce boulet, tiré à bout portant dans les croyances de ce siècle. Molière jouit entièrement de son triomphe, non pas sans que plus d'une fois ce triomphe même ne lui fût une épouvante. Son bon sens lui disait qu'une pareille victoire porterait ses fruits; mais quels fruits devait-elle porter?

Toujours est-il que le lendemain de sa victoire, il écrivait au roi pour lui demander un canonicat dans la chapelle de Vincennes, le propre jour de la grande résurrection de Tartufe, ressuscité par les bontés du roi. Enfin, pour compléter sa victoire, il écrivit, en tête de sa pièce, une Préface qui est le chefd'œuvre de la polémique. Dans cette Préface, Molière touche hardiment et habilement à tous les points de cette discussion entre le théâtre et l'église. Comme il était un véritablement honnête homme, les véritables gens de bien, qui désapprouvaient hautement sa comédie, devaient l'inquiéter au fond de l'âme; aussi défend-il sa comédie par des raisons excellentes, naturelles, modestes; disant que la comédie est presque d'origine chrétienne; qu'elle doit sa naissance aux soins d'une confrérie religieuse; qu'elle est destinée à corriger tous les hommes, les dévots comme les autres. S'il y a des pères de l'Église qui condamnent la comédie, il y en a d'autres qui l'approuvent ; les philosophes de l'antiapôtres; que si la Rome des

quité, Aristote lui même, ont été ses empereurs, la Rome débauchée a proscrit la comédie, en revanche elle a été en grand honneur dans la Rome disciplinée,

sous la sagesse des consuls et dans le temps de la vigueur de la vertu romaine. En même temps, il combat pour l'emploi des passions au théâtre, et il ne voit pas quel grand crime ce peut être que de s'attendrir à la vue d'une passion honnète. « Enfin, dit-il, les exercices de la piété ont des intervalles, et s'il est vrai que les hommes ont besoin de divertissements, on n'en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie. » Il finit par se mettre à l'abri du roi et de M. le prince de Condé. En un mot, cette Préface de Tartufe appartient à la polémique la plus pressante et la plus précise; elle est aussi convaincante que la comédie elle-même, et pendant bien longtemps je me suis étonné, et il y avait de quoi s'en étonner, que le parti religieux en France, eût laissé passer, sans y répondre, un pareil argument.

Mais voici que cette Préface et la comédie de Molière, ont été en effet réfutées par le seul homme qui fût de force à jouter avec Molière, par un homme auquel on pense toujours, lorsque l'on se trouve en présence de l'une des grandes difficultés de cette histoire du XVIIe siècle, par Bossuet, cet exilé de la politique, espèce de Richelieu condamné à n'être qu'un éloquent apôtre et à parler comme parlait saint Jean-Chrysostôme, quand il n'eût pas mieux demandé que d'agir comme saint Paul.

L'histoire de cette réfutation de Bossuet est très-curieuse, elle est toute nouvelle; je l'ai découverte avec un rare bonheur, et puisque vous avez le temps, je vous demande toute votre attention.

Un homme comme Bossuet, avec sa position dans l'éloquence et dans l'église de son temps, ne pouvait pas ne pas s'inquiéter d'un homme comme Molière, d'une comédie comme Tartufe et d'une Préface comme la Préface de Tartufe. Cependant comment le premier aumônier de madame la dauphine, le précepteur de M. le dauphin, un évêque de France, pouvait il se commettre jusqu'à répondre à un comédien, à un excommunié, ce comédien s'appelat-il Molière? Bossuet, dans son génie, avait trop de tact et d'habileté, pour s'exposer à s'entendre dire par Molière ce que J.-J. Rousseau devait dire plus tard à l'archevêque de Paris : « Qu'y a-t-il de commun entre vous et moi, Monseigneur? » Pour sortir de cet embarras, vous allez voir comment s'y prit l'évêque de Meaux !

Il découvrit, lui qui voyait tout, en tête d'une méchante comédie de Boursault, une dissertation littéraire et religieuse, signée d'un théatin nommé le P. Caffaro. Ce théatin était un bonhomme déjà fort âgé, très-obéissant à son évêque, à ses supérieurs, qui, depuis vingt ans, était régent de philosophie et de théologie, sans avoir encouru la plus petite censure. Ce digne religieux, de son propre aveu, n'avait jamais lu, encore moins vu, aucune comédie, ni de Molière, ni de Racine, ni de Corneille; seulement, quand il était jeune, il s'était fait une idée métaphysique d'une bonne comédie, il avait raisonné là-dessus en latin, et c'est cette même dissertation latine du P. Caffaro, traduite en français, qui avait paru, comme Préface d'une comédie de Boursault, au grand étonnement du bon Père Caffaro.

Depuis longues années il avait oublié cette innocente dissertation, il la retrouvait augmentée, arrangée, corrigée, dans un français qui l'a plus étonné que tout le reste « Ne sachant écrire qu'en latin et honteux du méchant français dans lequel j'écris à Votre Grandeur. » Rien n'est amusant à lire comme la justification du digne théatin, et son embarras écrivant au plus illustre des évêques de la chrétienté! « Voilà, Monseigneur, toute la « faute que j'ai commise en tout cela, dont j'ai eu et j'ai encore « un chagrin mortel; et je voudrais pour toute chose au monde, << ou que la lettre n'eût jamais été imprimée, ou que je n'eusse <«< jamais écrit sur cette matière qui, contre ma volonté, cause «<le scandale qu'elle cause! » Ainsi parle-t-il, le brave homme; en vérité, depuis la création des théatins, il n'y a jamais eu de plus malheureux et de plus innocent théatin.

Mais ce n'était pas là le compte de Bossuet; il voulait répondre à Molière, il cherchait une occasion, un prétexte de dire son opinion sur la comédie il trouve le père Caffaro sous sa main, et il s'en sert. Jamais théatin plus naïf n'a été plus rudement secoué: c'est que dans la robe du bon père Caffaro Bossuet voyait Molière, et voilà pourquoi il frappait si fort. Cette petite ruse de Bossuet ne vous paraît-elle pas très-amusante et très-curieuse, et n'aimezvous pas cette dissertation qui s'élève ainsi, tout d'un coup, entre l'auteur de Tartufe et l'auteur des Variations?

Cette réponse à la préface de Tartufe, et par conséquent cette réfutation de Tartufe, par l'entremise du théatin, est une des

plus belles choses que Bossuet ait écrites. Évidemment, il a sous les yeux, non pas la dissertation du P. Caffaro, dont il ne s'inquiète guère, mais Tartufe, mais la préface de Molière, dont il se préoccupe depuis vingt ans. Molière a dit que quelques Pères de l'Église approuvaient la comédie; Bossuet répond au P. Caffaro que saint Thomas lui-même, dans son indulgence pour les spectacles, n'a jamais songé à permettre un outrage public fait aux bonnes mœurs. Oui, P. Caffaro, c'est-à-dire, oui, Molière, « nous « ne pouvons passer pour honnêtes les impiétés dont sont pleines « vos comédies. » Oui, P. Caffaro, ce Molière, dont vous n'avez pas lu une seule comédie, a fait représenter des pièces « où la piété et << la vertu sont toujours ridicules, la corruption toujours défendue « et toujours plaisante, la pudeur en danger d'être toujours offen«sée ou toujours en crainte d'être violée par les derniers atten<«tats, je veux dire par les expressions les plus imprudentes, à « qui l'on ne donne que les enveloppes les plus minces. » Entendez-vous cela, P. Caffaro?

Il faut que vous sachiez aussi, mon père, que Molière a pris en main la défense des passions, et qu'il veut nous faire trouver honnêtes toutes les fausses tendances, toutes les maximes d'a«mour, et toutes les douces invitations à jouir du beau temps de « la jeunesse, qui retentissent partout dans les opéras de Qui« nault, à qui j'ai vu cent fois déplorer ces égarements; » mais assurément ce ne peut pas être là votre opinion, excellent père Caffaro!

Cependant, que pensez-vous de Lulli, mon Père? Vous devriez savoir qu'il a proportionné les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses aux vers et aux rimes du poëte, » qu'à l'aide de ses airs << se sont insinuées dans le monde les passions les plus décevantes en les rendant encore plus agréables et plus vives; » que cela peut être charmant, mais qu'en vérité les bonnes mœurs n'ont rien à gagner « à la douceur de cette mélodie. >> Voilà quelle est mon opinion, et ce doit être aussi la vôtre, mon bon Père Caffaro!

Molière soutient aussi que la passion n'est pas un spectacle dangereux; je vous reprends pour ce mot-là, mon Père. Les poésies les plus religieuses, les tragédies d'un Corneille et d'un Racine ne sont pas dangereuses! Demandez à ce dernier « qui a

renoncé publiquement aux tendresses de sa Bérénice? >> Dites-moi, ajoute Bossuet (ici le père Caffaro, qui n'a jamais rien lu, doit être horriblement embarrassé), « que veut un Corneille dans son « Cid, sinon qu'on aime une Chimène, qu'on l'adore avec Ro<«<drigue, qu'on tremble avec lui et qu'avec lui on s'estime heu« reux lorsqu'il espère de la posséder!» Répondez donc, si vous avez quelque chose à répondre, mon digne théatin!

Mais laissons en paix l'honnête Père théatin, et remarquez, je vous en prie, quel grand écrivain de feuilletons c'eût été là si Bosssuet eût voulu s'en mêler. Comme, en attaquant le théâtre, Bossuet s'exalte! Cette définition du Cid de Corneille est trèsbelle, sans doute; mais écoutez ce qui suit (erudimini qui tragidificatis):

« Si l'auteur d'une tragédie ne sait pas intéresser le spectateur, « l'émouvoir, le transporter de la passion qu'il a voulu exprimer, «< où tombe-t-il, si ce n'est dans le froid, dans l'ennuyeux, dans << l'insupportable? Toute la fin de son art, c'est qu'on soit comme << son héros, épris des belles personnes, qu'on les serve comme « des divinités, en un mot, qu'on leur sacrifie tout, si ce n'est « peut-être la gloire! »

Plus loin, l'évêque de Meaux prend la peine d'expliquer à ce malheureux théatin, qui n'y a jamais mis les pieds, l'espèce de plaisir que l'on trouve au théâtre, et jamais commentaire n'a été mieux fait à l'éloge de ce grand plaisir, le premier de tous, peut être, quand il est complet.

« Si les nudités causent naturellement ce qu'elles expriment, <«< combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où « tout paraît effectif, où ce ne sont point des traits morts et des <«< couleurs sèches qui existent, mais des personnages vivants, de « vrais yeux, ou ardents, ou tendres, ou plongés dans la pas«sion; de grandes larmes dans les acteurs, qui en attirent d'au<< tres dans ceux qui regardent, et puis de vrais mouvements qui « mettent en feu le parterre et toutes les loges! »

O Monseigneur, telle était donc la comédie de votre temps? Oh! que je vous porte envie! Quoi! vous aviez de vrais yeux au théâtre des vraies passions? des larmes véritables? assez d'amour pour mettre en feu le parterrre et les loges? des comédiens qui faisaient pleurer parce qu'ils pleuraient? des larmes qui arra

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