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fière; à travers les haillons vous retrouvez facilement l'orgueil du grand seigneur, le drame et ses douleurs, la comédie et son rire. O toute-puissance de cet art fameux que ni la misère, ni l'abandon, ni la vieillesse de ses interprètes, tant que ces interprètes sont à l'œuvre, n'en puissent affaiblir la grâce, l'intérêt et la grandeur!

Ses ruines même ont une grâce ineffaçable. En vain, la misère et le haillon envahissent la comédie errante, cherchez bien dans ce silence, dans cette pauvreté, dans cet abandon, dans cet hôpital, dans ce rendez-vous des comédiens qui invoquent le pain et l'habit, le victum et le vestitum que promettait saint Paul à ses disciples, vous retrouverez l'odeur des cuisines fermées, des bouteilles brisées le bruit des gaietés envolées, le vestige, en un mot, de l'œuvre des maîtres, et je ne sais quel parfum d'atticisme qui vous fait deviner que Molière et Racine, Lesage et Corneille, quelquefois même Mozart et Rossini ont passé par ces ruines. << Esclave, va-t'en dire que tu as vu Marius assis sur les débris de Carthage! » Ceci pourrait s'écrire au fronton du Café des Comédiens.

A ce rendez-vous du talent sans feu ni lieu, de la vieillesse errante et de la médiocrité vagabonde, ces honorables mendiants de l'art dramatique arrivent dans toutes sortes d'attirails et se placent fièrement sur ces bancs vermoulus; ils attendent qu'un autre pauvre diable de leur espèce, un directeur de province, les vienne passer en revue, comme ferait un amateur de chevaux de coucou; même, dans cette extrémité, jamais la gaieté ne les abandonne, jamais l'espérance ne s'envole de ces cœurs imbus de la plus précieuse des poésies, c'est-à-dire la plus rare, la plus merveilleuse, la plus difficile, la plus heureuse invention des hommes. La comédie, sous quelque forme qu'elle se présente, bouffonne ou sérieuse, triste ou gaie, en habit brodé ou en souquenille usée, avec la perruque de Louis XIV ou en queue rouge, sous l'habit de Célimène et sous la robe de Tartufe, elle est toujours la comédie. Elle plaît, elle charme, elle attire, elle passionne les hommes assemblés; eh! mon Dieu! ne prenez pas en pitié ce Bobêche, ne dédaignez pas cet admirable Galimafré, ils sont les arrière-petits-cousins des petits-cousins de Molière. Ils sont plus nobles que bien des rois!

BOBÈCHE ET GALIMAFRÉ.

MADAME SAINT-AMAND.

Bobêche, de son vivant, je veux dire du vivant de son esprit, de sa gaieté et de son indolence (il ne songeait pas en ce temps-là à visiter le Café des Comédiens), jouait sur un tréteau du boulevard du Temple, le rôle de Jocrisse. Mais c'était un si admirable Jocrisse, il était si naïf, si malheureux, si étonné; il était toujours si nouveau, il se mêlait avec tant de bonheur aux plus terribles événements politiques de son temps, il avait des formules si heureuses et si nettes, pour juger les hommes et les choses; il remplaçait si bien la liberté de la presse dont il était le seul et le courageux représentant, qu'il était impossible, même aux esprits les plus distingués, de ne pas se plaire à ces saillies toujours renouvelées, souvent burlesques, quelquefois éloquentes, à cette malice sans fiel, à cette grâce sans art; facile et fugitive conversation d'un bouffon qu'on aime, et qui parle d'autant plus volontiers avec son auditoire, qu'il l'amuse gratis aux bagatelles de la porte.

Le sang-froid de Bobêche était inimitable; il n'aurait pas ri, quand bien même on l'eût fait maréchal de France : c'était un bouffon sérieux de la bonne qualité des bouffons. Plus l'Empire allait de victoire en victoire, et plus Bobêche était grave et calme. Il représentait à merveille cette partie de la société qui se compose de goguenards de sang-froid; aussi était-il le favori des intelligences les plus avancées, et l'on cite encore tel homme d'État de l'Empereur qui dans les affaires les plus importantes, commençait sa journée par Bobêche.

Galimafré, au contraire, était le représentant de la vraie joie, de cette bonhomie sans façon toujours prête à rire de tout, et même des plus terribles événements de la vie. C'était un homme gros, court, réjoui, vêtu en paysan, rubicond. Les mains dans ses poches, il riait aux éclats; il se démenait de toutes ses forces, il était alerte, il était bruyant, il était heureux, il était enfariné. Il s'adressait à tous les instincts du peuple; il lui parlait de bonne chère et de gros vin, et de poudre à canon: il était tout à fait le bouffon comique, facile à gouverner, à qui l'opposition eût fait peur, et qui trouvait que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, pourvu que du haut d'un tréteau solide il 14.

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se rechauffât à quelque bienfaisant rayon de soleil, quatre ou cinq

fois par jour.

Malheureusement, il arriva qu'un beau jour l'ambition saisit Bobêche, que l'ennui s'empara de Galimafré. Bobêche se voyant le seul homme qui osât faire de l'opposition sous l'Empereur, conçut l'idée de se faire tout de bon un comédien, et de changer ses planches en plein vent contre un théâtre. Galimafré, las de rire aux éclats, voulut rentrer dans la vie vulgaire. Bobêche perdit tout, en perdant ses tréteaux; il perdit sa gaieté, il perdit sa verve imprudente, il perdit la liberté de son sarcasme, il fut soumis à la censure comme eût pu l'être un sénateur, il fut oublié le jour même où il ne fut plus qu'un jocrisse.

De son côté, Galimafré, en renonçant à sa folle gaieté, fit perdre à Paris son meilleur quart d'heure de chaque jour; on ignore ce qu'est devenu Bobêche; peut-être, à l'heure qu'il est, est-il le domestique battu et non payé d'un arracheur de dents. Galimafré est aujourd'hui un sage machiniste de théâtre; il ressemble à l'homme de Lucrèce, qui contemple d'un œil serein et du haut de son rocher les tourmentes de la pleine mer; il dispose les forêts, il arrange les salons, il prépare les cavernes, il ouvre et il ferme les indiscrets boudoirs, il marche d'un pas assuré dans cette arène glissante du théâtre; il trouve que ce sont là bien des préparatifs inutiles, et qu'avec quatre chandelles, un morceau de tapisserie, un brin de farine, un vieux paravent et un peu d'esprit comptant, on produisait, de son temps, beaucoup plus d'effet que n'en produisent aujourd'hui, les solennelles, burlesques et ennuyeuses machines du grand Opéra !

L'un et l'autre de ces héros de la grosse gaieté et de la farce populaire, ils ont évité, par fortune, les deux écueils des comédiens dont le public ne veut plus, · le Café des Comédiens, et l'arrière-boutique du Café des Comédiens, l'hôpital. Le mot est dur, il est vrai. Le comédien est resté l'être imprévoyant par excellence, l'enfant du hasard, le bohémien, le frondeur, le bon vivant. D'un pareil comédien, nous vous dirons l'histoire tout à l'heure; il s'appelait Rosambeau; sa vie entière s'est passée au milieu de la foule ingrate, sur les grandes routes et dans le Café des Comédiens. Ces braves gens ont gardé la mémoire de Rosam. beau; de cette vie abandonnée à l'heure présente, ils n'ont pas été

étonnés que je sache. Et de quoi se peuvent-ils étonner! Ils ont passé, dès l'enfance, par tant de fortunes diverses! « Nihil humani a me alienum puto! » disent-ils avec le poëte!

Ils se sont habitués de si bonne heure à porter tour à tour le haillon et la pourpre, que pour eux tout haillon est un manteau de pourpre. A leurs voix puissantes se sont agités les peuples, sont tombés les empires, ont disparu les dynasties; que voulez-vous qu'ils s'inquiètent de n'être pas entendus aujourd'hui? Ils ont passé leur vie parmi tant de péripéties cruelles ou imprévues, que voulez-vous qu'ils s'inquiètent de leur sort de demain? Ils ont eu, de leur vivant, en avancement d'hoirie un grande quantité de trésors inestimables la joie et l'esprit, la gaieté, le hasard, la grâce et la faveur des Bohémiens, ils en ont l'insouciance.

Autour d'eux tout le monde a vieilli, et parmi toutes ces vieillesses, ils ne reconnaissent que deux jeunesses éternelles, leur propre jeunesse et celle des chefs-d'œuvre qu'ils ont appris par cœur, en suçant le lait de leur nourrice. - Pauvres gens, braves gens, que rien n'abat, que rien ne décourage. Ils sont venus au monde apportant, pour tout capital, beaucoup d'esprit, beaucoup d'amour, beaucoup de jeunesse; ils ont dépensé avec une profusion étourdie ce précieux capital, et maintenant qu'il ne leur reste plus guère que la menue monnaie de ce fugitif trésor, ils vont où Dieu les pousse. Ils meurent deux fois, le jour de la mort, et le jour où ils quittent les premiers rôles. Eh! le jour où Valère s'appelle Orgon, est plus dur cent fois que le jour où M. Orgon disparaît de l'affiche des vivants.

Dites-moi ce que deviennent les vieux comédiens, et je vous dirai ce que deviennent les vieilles lunes. Ils passent sur la terre en déclamant, puis tout d'un coup ils se perdent dans un grand silence. Ils portent aux hommes assemblés, le rire et les larmes, l'amour et la haine, la passion et la terreur, puis tout d'un coup les hommes les oublient, à peine leurs larmes sont-elles séchées. Il y a une retraite, il y a un asile, il y a un hôpital pour tous les invalides de ce monde; pour les invalides de l'art dramatique, il il n'y a que le Café des Comédiens, c'est-à-dire un hôpital sans repos. Mais où est le comédien qui se repose? où est le comédien qui renonce tout à fait à ses joies, à ses transes, à ses délires? où est le comédien, qui tôt ou tard, vieux, malade, infirme, dé

laissé, abandonné, privé de sa beauté qui était sa force, ne vienne encore se traîner sur les bancs du Café des Comédiens?

Notez bien que si je dis le comédien, je dis aussi la comédienne Un moment arrive, et bientôt, où la comédienne n'est plus d'aucun sexe; alors, elle aussi, elle s'en va, résolne, au Café des Comédiens, implorant une place de servante en quelque tripot dramatique. Ah! moins que rien, un coin pour vieillir, un coin pour mourir. Ainsi vous avez vu disparaître madame SaintAmand, un enfant perdu, ou, si vous aimez mieux, un enfant trouvé de Molière. Elle était venue au monde dans la propre maison de M. Orgon; Damis a été son parrain, et dans cette impor tante affaire M. Damis avait choisi Dorine pour sa commère, ce qui vous explique l'esprit, la verve et en même temps le bon goût de la jeune catéchumène... Donc l'enfant grandit sous les chênes touffus, au bord des ruisseaux, à l'ombre des bocages en fleurs; fleurs de chiffons, chênes en bois peint, ruisseaux tracés sur la toile. Il y a, voyez-vous, du printemps, du soleil et des fleurs pour tous les enfants de ce monde! A quinze ans, l'enfant était une jolie fille à la mine éveillée, à la taille fluette, autour de cette jolie taille elle attachait déjà le tablier vert d'Isabelle.

Que ses yeux étaient beaux alors! que son sourire était limpide! Sa main était comme une flamme qui passe! Elle se laissait embrasser et enlever, une demi-douzaine de fois chaque soir; sa tète était pleine de beaux vers, son cœur plein de nobles passions; elle rajeunissait le vieux velours à force de beauté, elle rendait son éclat au vieux satin à force de jeunesse. Qu'importe que le vase où l'on boit soit ébréché, quand on est jeune? la dent recouvre la brèche du vase, de son émail plus blanc que la porcelaine de Sevres. En ce temps-là, vous auriez mis un bas troué à cette jambe, toute la ville eût demandé en quel lieu donc l'enfant avait acheté ces bas brodés à jour? Ainsi elle a mis à profit sa jeunesse, et chacune de ses belles heures a glissé comme les grains d'un chapelet d'ambre et d'or entre les mains d'une jeune dévote priant le bon Dieu pour son amant qui va venir.

Hélas! et sitôt est venue à la suite de la première jeunesse, de la vraie, une seconde jeunesse, et avec cette jeunesse de seconde main sont venus les rôles de la grande coquette! Célimène a frappe à la porte d'Isabelle; puis Célimène s'est appelée Arsinoé, puis

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