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spectacle accoutumé! On entre, on se précipite, on se foule, on regarde, la toile se lève..... Entendez-vous ces éclats de rire? Assistez-vous à cette gaîté? et comprenez-vous que ce silence ait réussi tout autant que ce dialogue et que ces chansons? Jamais on n'a tant ri quand on parlait, quand on chantait sur ces tréteaux; et cependant nos marionnettes ont la bouche close, par arrêt même du Parlement. D'où vient cette fête ? et pour qui, juste ciel! et pour quoi ? Qu'y a-t-il donc?... Il y a que Lesage et son ami Fuzelier, puisque la parole et le chant leur étaient défendus,

ont eu recours

à l'art ingénieux

De peindre la parole et de parler aux yeux.

Sur de grands écriteaux, ils ont écrit leur dialogue, leurs couplets, leurs quolibets, leurs épigrammes, et, sur la tête des marionnettes condamnées au silence, sont descendus ces écriteaux comme autant de langues de feu. Cette révolution obstinée, éloquente et cette suite d'épigrammes écrites qui se lisaient à haute voix, faisait de chaque spectateur autant de comédiens qui se jouaient, à eux-mêmes, leurs propres comédies.

Chaque rôle se lisait, tout haut, dans toutes sortes d'inflexions, et avec toutes sortes de réflexions; chaque couplet se chantait en chœur, sur tous les airs indiqués par le programme. Jamais l'illusion d'un conte bien fait n'avait été portée plus loin; jamais comédie mieux jouée, couplets si bien chantés, jamais rire plus unanime, épigramme plus acérée.

Ajoutez que l'indignation publique faisait justice de toutes ces tracasseries mesquines: aller aux marionnettes, y prendre sa part du dialogue malin, y chanter tout haut ces mille couplets grivois, prêter sa voix et son geste à ces pauvres créatures rendues muettes par ordre du Parlement, c'était faire acte d'indépendance. D'où vous pouvez juger combien c'était un rare plaisir : jouer la comédie en public, chanter des couplets à la façon des mousquetaires, et donner une leçon au Parlement !

A ce nouveau triomphe des marionnettes, la Comédie et le Parlement s'inquiétèrent pour tout de bon, et ils eurent cette fois recours à la force brutale. Mort définitive aux marionnettes! tel fut

le cri de ralliement de tous les huissiers, recors et gens d'armes de Paris.

Les marionnettes furent mises hors la loi; - les tréteaux furent abattus sans autre forme de procès. Trois huissiers au Parlement, les sieurs Bazu, Girault et Rozeau, étaient les plus furieux classiques de ce temps-là, et rien qu'à les voir, les marionnettes s'enfuyaient épouvantées, et sans attendre les atteintes de pareils drôles. Cette révocation de l'édit des foires Saint-Laurent et SaintGermain rencontra cependant ses fanatiques des Cévennes. Il y eut des résistances à main armée, des désespoirs héroïques. Surtout un illustre bateleur, nommé Godard, apprenant que les huissiers approchaient, fit bonne contenance; loin de s'enfuir en emportant ses marionnettes, comme Énée emporta son vieux père, Godard fit un appel énergique à tous les galants, jeunes ou vieux, qui avaient mis à profit l'ombre discrète de sa tente dramatique, et cet appel fut entendu. On se battit fort et ferme à la porte des marionnettes-Godard. Les uns criaient Vive Godard! c'est-à-dire vive la liberté des théâtres et par conséquent la liberté de la pensée; les autres criaient: A bas Godard, c'est-à-dire sauvons la censure et les censeurs. Godard était un drapeau pour les uns, une torche pour les autres pour les plus sages, il n'était qu'un brave homme, fort discret, dont la baraque s'ouvrait à tous les amours défendus. Or, parmi ces derniers sages, il y avait des juges au Parlement, voire des juges au grand conseil. Ces derniers, une fois sortis de la mêlée Godard, prirent en main la défense des marionnettes, leurs bien-aimées protectrices. Tabernariæ, comédie, de la taverne! un genre de comédie que nous avons oublié et qui était si bien nommé par les rhéteurs latins.

Arrêt intervint enfin du Grand Conseil, qui rétablissait les marionnettes dans tous leurs droits, priviléges, immunités, lequel arrêt mettait à l'index les sieurs Bazu, Girault et Rozeau, huissiers au Parlement; défense aux sieurs Pannetier et Leroux, exempts des archers du guet et de la robe courte, de prêter mainforte aux vexations précitées; défense au sieur Pelletier, menuisier de la Comédie, et au sieur Saint-Jean, garçon de théâtre, de se chauffer à l'avenir avec les planches des tréteaux. Mémorable arrêt celui-là, mais il était rendu trop tard. L'esprit qui faisait toute la force et toute la valeur de ces gamineries, l'homme

de génie qui avait rendu ces innocentes marionnettes si redoutables, le père de Gil Blas et du Diable boiteux, Lesage était rentré dans son mépris et dans son repos.

LE VIEIL AMATEUR.

Ce débat de la vie et de la mort, du bois blanc et de la chair, de la marionnette et du comédien, vous le retrouverez, à coup sûr, à toutes les époques et dans tous les arts. Que de fois le pantin l'a emporté sur l'homme d'État, le polichinelle sur l'homme de guerre, et surtout que de fois la poupée a triomphé de la vraie et sincère beauté intelligente, honnête et formée à tous les grands préceptes du beau et du bon! La poupée est souveraine, elle règne, elle gouverne, elle impose aux plus grands esprits ses volontés et ses caprices; la poupée a créé le rococo, le joli, le bouffon, le mignard, les amours enrubanés, la poudre aux cheveux, la mouche à la joue; elle était l'inspiratrice de Dorat et de Gentil-Bernard! La poupée a plus d'une fois, au Théâtre-Français, fait obstacle aux comédiennes sincères, aux comédiens véritables; elle a dominé la ville, elle a dominé la cour, elle a bâti le château de Luciennes, elle a écrit, elle a joué les comédies de Collé, elle a élevé à sa propre gloire le théâtre de Choisy, le théâtre de l'Ile-Adam, le théâtre de madame de Montesson!

La poupée a protégé Palissot, Boidin, Riccoboni, les bergères de madame Favart, et les comédies de M. Laffichaut; la poupée a chanté les chansons de M. Vadé, de MM. Anseaume et Fuselier; elle aimait les vers de Morand, la prose d'Autereau, les rires de Taconet et les obscénités du théâtre des boulevards! La poupée a récompensé, royalement, des œuvres misérables: les tragédies de Boyer, les comédies de Laplace, les ballets de Cahusac et les opéras de Danchet. La poupée a rappelé les bouffons d'Italie, elle avait un faible pour Arlequin, pour Scapin, pour M. Pantalon; elle trouvait que Colombine était faite à son image; elle parait son boudoir du portrait de M. Clairval en pendant au portrait de mademoiselle Carlin. Race abominable et funeste aux beaux-arts, la race des poupées triomphantes, des marionnettes couronnées, des Flaminia, des Coralines, des Biancanelli, des Pompadour, des Dubarry, des Muses cachées ou des Muses d'ap

parat. Vous cherchez sur l'ancien Parnasse les Muses, augustes filles de Jupiter, Thalie aux pieds légers, Melpomène en sa pourpre, et vous trouvez mademoiselle Marquise, mademoiselle Desmâtins, mademoiselle Laguerre et mademoiselle Galodier! Vous invoquez Andromaque, le Cid, Tancrède, Alzire, on vous donne Absalon, Cénie et l'après-souper des auberges! Qui voudrait lire seulement le titre de ces comédies en toiles peintes, jouées par des comédiens de bois, sur le théâtre déshonoré de Molière et de Marivaux, s'étonnerait du nombre de fadaises que peut contenir le règne des poupées! Ici madame de Tencin, la digne sœur de son frère, et quelque chose de pis, a fait jouer le Complaisant, en cinq actes; là Marmontel, ce vaniteux gonflé de vent, ce belître Normand qui s'était fait le patient de mademoiselle Clairon, a donné Denis le Tyran; plus loin monsieur Bret a fait jouer, huit fois, l'École amoureuse; je vois sur cette liste incroyable (eh! que dira-t-on de la liste actuelle, dans cinquante ans?) le Fat puni, par M. de Ponteville, Géta, tragédie de Péchantré, Habis, tragédie de madame Gomez, deux Hypermnestre en cinq actes, la première signée Lemierre, et la seconde signée Riouperaux.

Ceci, pourtant, si l'on avait du temps à perdre, aurrait sa place dans une histoire de l'art dramatique; on y verrait, et de plein droit, les Philosophes de Palissot (de Montenoy), le Saul de l'abbé Nadal, le Varon de M. le vicomte de Grave; la Zénéide de M. Watelet, et les Abenséid, les Bradamante, les Canantes, les Coronis, et les dignes auteurs de ces raretés: madame de Saintonge, mademoiselle Saquet, les bas bleus, les roucoulantes, les philosophesses, les prophétesses, les Lælia de ce temps-là.

Évidemment, à raconter toutes ces choses qui ne sont plus curieuses, on y perdrait sa peine et son patois.

La race obstinée et savante de ces chroniqueurs du théâtre s'est perdue, ou peu s'en faut, dans la nuit des temps. Il y avait autrefois, dans le Paris en deçà de 4789, c'est-à-dire en deçà de la liberté de parler et d'écrire, entre la Bastille et le château de Vincennes, sous le coup des lettres de cachet, quand une allusion dans quelque tragédie où le censeur avait passé trois fois, éclatait soudaine et terrible, au milieu d'un parterre où toutes les révoltes

couvaient sourdement, tel président au Parlement, tel chevalier de Saint-Louis, telle marquise occupée à profiler et à médire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, faute d'oser mal parler du roi, tel entretenu des gabelles, de l'Église, de l'Académie ou des fermesgénérales, qui possédait sur le bout du doigt, l'état complet de l'Opéra-Comique, du théâtre de la foire ou des concerts spirituels.

- « Au concert spirituel, on a chanté: Lauda Jerusalem de Philidor, Exultate Deo de l'abbé Dugué, Diligam te de M. Gibert; mademoiselle Dubois, de la Comédie-Française, a chanté Pange lingua et autres motets. Au Théâtre-Italien, la mort de M. le dauphin a interrompu le grand succès de Scaramouche ermite, de Nicaise, d'Acajou, du Prix de Cythère et du Périclès amoureux. A la foire, en ces fêtes de nuit où la bonne compagnie et la mauvaise, au milieu des licences permises et défendues, s'amusaient à des quolibets du plus vil étage, ces messieurs et ces dames ont applaudi, du fond de leurs petites loges: le Mirliton enchanté, Arlequin sultane, la Ceinture de Vénus, la Foire galante, Pierrot-Cadmus, les Poussins de Léda. »

Ainsi c'était parmi ces Ducange et ces Montfaucon de coulisses, vieillards à tête chauve, à qui chantonnerait d'une voix cassée et d'un œil égrillard, les chansonnettes les plus hardies. Triste science et malheureuse; un galant homme, arrivé à l'âge des sérieuses pensées et de la mort prochaine, devrait être honteux de frissonner encore au frôlement de ces jupes brodées, au bruit de ces refrains et de ces licences qui conviennent, tout au plus à la jeunesse. Il est des choses qu'il est bon d'ignorer, même quand on les sait le mieux. A ces enthousiastes de la chose jouée et chantée, à qui tout souriait de ce qui a touché même les planches malsaines des théâtres équivoques, un galant homme préfère un bon joueur de boules, ou un grand joueur de bilboquet.

A Dieu ne plaise que nous confondions ces fanatiques avec la race aimable disparue, ou peu s'en faut, de quelques vieux spectateurs, grands écouteurs aux portes du théâtre, et grands jugeurs de leur métier, qui de temps immémorial se tiennent dans quelques stalles choisies du Théâtre-Français ! Ces messieurs, du fond de leur stalle, ont coutume de proclamer leurs oracles, et qui les écoute un instant, a bien vite reconnu l'amateur.

L'amateur du Théâtre-Français était naguère un homme bien

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