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il est vrai, toutes sortes d'intelligences médiocres, toutes sortes de lecteurs imbéciles, et des ignorants, et des niais, et des frivoles, et des beaux esprits de café, et des idiots qui courent après l'aventure, après le hasard, empêtrés dans les fêtes sanglantes de la cour d'assises, dans les événements de la rue, ou dans les émotions du carrefour. Pour ceux-là, certes, ce serait une duperie assez grande de leur prodiguer les grâces du style; et le tribun qui attaque, et le rhéteur qui s'abandonne à sa violence éloquente, et l'esprit calme en ses raisonnements irrésistibles, et l'ironie aux pieds légers, et la colère en ses déclamations furibondes, et la satire à l'accent aigu, et le pamphlet, capharnaum de toutes les bonnes et de toutes les mauvaises puissances de la parole; et la phrase élégante, incisive, indiquant d'un trait la malice ingénieuse, accorte, avenante; ou bien, d'un trait vif et acéré, immolant sans pitié la renommée honteuse de ce bandit, la gloire usurpée de ce voleur..... autant de grâces, autant de violences, autant de tonnerres et d'éclairs qui échappent à la vue obtuse, à l'oreille fermée, à l'esprit bouché, à la tète inintelligente, au lecteur ébloui de ces vives et soudaines lumières pour lesquelles il n'est pas fait.

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Mes amis, laissez-les dire et se plaindre, ces braves gens qui se plaignent que la mariée est trop belle, et que le journal est trop bien écrit. Laissez-les dire; ce n'est pas pour eux que vous écrivez. Vous écrivez pour un lecteur d'élite, actif, intelligent, dévoué; votre lecteur aime, avant tout, l'élégance et la correction, tout comme il aime à son lever, le bain frais et le linge blanc. Il se plait au beau langage, à la période savante, à la recherche, à l'ornement, et il n'est jamais plus heureux et plus fier que s'il rencontre un grand orateur, à la place même où il ne cherchait qu'un journaliste. Vous rappelez-vous, pour ne citer que les morts, l'éloquence et la conviction de ce grand Armand Carrel, lorsqu'il s'en va, la plume à la main, comme il tiendrait une épée, ameutant ces orgueils, ces vanités, ces colères impuissantes, et tout semblable au sanglier (dans cette chasse racontée par Virgile) qui, tout couvert de fleches acérées, tient tête aux chasseurs et les fait pâlir? Ou cet autre qui est mort aussi, cette plume imprudente et implacable, quand, au dernier moment, elle se mettait à courir sur ces feuilles remplies d'orages et d'émeutes

qu'elle soulevait de son bec rapide, à la façon de l'Eurus déchaîné sur les sables de l'Océan? Elaient-ce là deux miracles de vengeance impitoyable, d'ironie implacable, des coups de massue où la vieillesse et la gloire de cette monarchie à son penchant, gémissait d'un râle plaintif? Plumes terribles, semblables aux balistes et aux catapultes du moyen âge, on les peut haïr pour le mal qu'elles ont fait, on les doit admirer pour leur habileté, pour leur génie et leur fureur.

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On a dit d'Homère que, dans son poëme, « il faisait autant de dieux des hommes qui étaient au siége de Troie', et qu'en revanche il faisait à peine des hommes, de tous les dieux d'un Olympe créé par lui. Ces écrivains dont je parle, ils faisaient de nos plus grands hommes une proie; ils faisaient de nos dieux une ironie; ils bouleversaient toutes choses, du haut de cette tribune éclatante, élevée à leur génie. A les entendre, et Dieu sait si elle était attentive à ces éloquences du flot qui monte et du temps qui s'en va, la France était en doute, et en grand travail; elle ne savait plus où étaient ses hommes, où étaient ses dieux.

Ce grand art de la parole improvisée est devenu, pour nos voisins, un juste sujet d'envie et d'étonnement. Certes, si l'on veut comparer cette feuille énorme le Times, la boussole d'Angleterre et du peuple anglais, le Leviathan de chaque jour, qui a pour esclaves la vapeur et le fil électrique, d'un bout du monde à l'autre, le journal français ne fera pas une grande figure; il sera dévoré par ce feuillet géant, tout chargé des affaires publiques et privées d'un si grand peuple; oui, mais si vous tenez compte au journal anglais, au journal français du style et de l'esprit qui s'y dépensent chaque jour, aussitôt le plateau de la balance emporte, du côté français, cet amas énorme, incroyable et sans mesure d'événements, de découvertes, d'entreprises, de conquêtes, de mines d'or et d'argent, de voyages lointains, de terres inconnues, de banques et d'armées, de prédications et de menaces, de cultures et d'arsenaux, d'orateurs populaires, de courtisans, de chambellans, de soldats, de mendiants, de dames d'honneur !

Le Times, c'est la montagne en travail; elle mugit, elle rugit, elle se démène, elle n'accouche guère, pendant que le journal fran

1 Longin, en son Traité du sublime.

çais va droit son chemin et tient le monde attentif, grâce à l'art d'écrire, qui est aussi répandu à Paris que la musique à Milan, la statuaire à Carrare, les eaux des fontaines à Rome, la neige à Moscou, la fumée à Manchester, le fracas des marteaux à SaintÉtienne, la peinture au Louvre, le bruit aux écoles, la gaieté chez les jeunes, l'avarice au vieillard, la douce odeur des roses naissantes dans les jardins fleuris de l'Été!

C'est l'argent, c'est l'ambition, c'est la lutte ardente de la politique des tribunes ennemies, c'est le commerce et ses armées opulentes, c'est le flot de l'Océan, c'est le mouvement des colonies, ce sont, à chaque instant, les variations et les révolutions de la fortune insolente qui donnent le mouvement, la vie et la force au journal anglais. - Chez nous, tout simplement, c'est la forme et c'est l'esprit, mêlé de courage et de probité, qui font vivre un journal! Le public qui sait lire et qui aime les choses bien faites, s'inquiète assez peu de l'opinion que professe un journal, il s'inquiète, avant tout, du talent qu'on y déploie; il prend son plaisir aux saines paroles, aux passages éloquents, aux gaietés, aux colères, à l'accent de l'écrivain; ainsi le journal est bien plus, chez nous, le besoin des esprits que l'intermédiaire obligé de toutes sortes d'affaires dont Paris s'inquiète assez peu, et dont la province ne s'inquiète pas le moins du monde. «Chaque siècle, dit Fontenelle, a pour ainsi dire, un certain ton d'esprit. » C'est justement ce ton d'esprit auquel s'est monté le journal français qui fera juger, plus tard, des lumières du XIXe siècle; son œuvre accomplie, il devra s'estimer bien haut, notre siècle, s'il peut se rendre à lui-même cette justice d'avoir uni l'exactitude à la vivacité de l'esprit, l'étendue à la finesse, l'élégance à la conviction.

Oui, l'intelligence est une belle chose; on ne sait pas où elle finit, on ne sait pas où elle commence. M. Arnauld n'entendait rien, dit-on, à la métaphysique du Père Mallebranche, et pourtant le Père Mallebranche était facilement compris par ses plus naïfs auditeurs. Une des peines de l'esprit, c'est l'inaction, c'est la lutte qu'il faut soutenir contre les intelligences médiocres.

Une des fêtes de l'esprit, c'est d'aller, de venir, d'être écouté, d'être suivi, d'être obéi, applaudi, d'ètre débattu, c'est d'apprendre et de savoir, et de montrer ce qu'on sait.

L'esprit aime à changer d'objet et d'action, à agiter des idées,

à faire mettre, à mettre au jour les choses ignorées; il aime la la vérité, il aime l'erreur; le mensonge ne lui déplaît pas toujours.

L'esprit est roi, il est le maître, il est maître absolu, il appelle la contradiction, il exècre l'esclavage, il se plaît à frôler les divers écueils où tombe, en s'agitant, la raison humaine, il recherche avec rage tout ce qui brille, et tout ce qui chante, et tout ce qui se voit au loin; il est fou de couleurs, fou de lumière et de fracas; le demi-jour lui sied à merveille; il ne hait pas le crépuscule; si la nuit est profonde, il saura tirer parti des ténèbres!

Sachez cependant parler son langage à chacun de ces esprits dont se compose l'esprit universel. Soyez brillant avec les esprits brillants; soyez sobre avec les esprits bornés; ayez soin de vêtir convenablement la vérité un peu nue; aimez à dégager la beauté des voiles qui la gênent. Un grand esprit a le défaut suprême de ne voir que l'ensemble et de négliger les détails; un petit esprit a cette grande qualité d'embrasser une quantité d'objets curieux, utiles, bons à étudier, bons à savoir; l'esprit enjoué, grâce à sa bonne humeur, fait passer bien des choses d'une rude et cruelle digestion. C'est mème une des premières recommandations que fait Horace en son Art poétique, d'être plein de réserve et de délicatesse dans l'emploi des mots :

In verbis etiam tenuis cautusque serendis !

Un bon et utile conseil, qui devrait être écrit, en lettres d'or, au frontispice du journal libre ! — Enfin, pas un mortel, pas même Voltaire, n'eut jamais en partage, à lui seu!, tous les genres d'esprit; c'est l'esprit qu'on n'a pas qui gâte celui qu'on a. Donc, contentez-vous d'être un homme de l'esprit que vous avez, si vous êtes un des heureux et des privilégiés de ce bas monde, et sachez vous en servir habilement, honnêtement. C'est la grâce que je vous souhaite et à moi aussi !

Nous voilà, j'imagine, assez loin de Don Juan, revenons-y tout de suite, et sans autre détour. Car pendant que nous apprenions notre humble métier, à l'ombre féconde et libre de ces dix-huit ans de prospérité, sous le règne bienveillant du meilleur de tous les rois, la révolution de 1848, qui faisait sourdement son chemin, éclatait pareille à l'artifice auquel on a mis le feu, la veille, et qui couve

au fond de la mine, emportant, avec toutes sortes de malheureux, le rocher qui la recouvre. Eh bien ! même après la triste révolution, le feuilleton s'occupait des grandes machines de la poésie et des beaux arts! - Et tout de suite le feuilleton se rapproche de cette dissertation entre le pauvre et le riche, aussi vieille que le monde, et qui ne finira qu'avec lui :

« Car en ceste vie terrestre

« Mieux vaut mourir que povre estre,
"Et ceulx qui povres apperront

« Leurs propres frères les haïront. »

C'est un quatrain du Roman de la Rose, une complainte écrite sous le règne de Philippe le Bel!

Ceci dit, (il fallait le dire!) voici mes trois Don Juan.

LE DON JUAN EN VERS.

THOMAS CORNEILLE.

Le Théatre-Français jouait en ce temps-là, le Festin de Pierre, dont la belle prose a été très-agréablement traduite en vers par Thomas Corneille. C'était cependant une entreprise digne du respect que nous portons à Molière, de remplacer les vers de Thomas Corneille par la prose de Molière, qui devait ainsi rentrer dans tous ses droits; mais la mémoire des comédiens, ce singulier mécanisme que les plus habiles physiologistes n'ont pu expliquer, fut longue à se prêter à cette révolution. On peut dire qu'il n'y a pour les comédiens de ce monde, qu'une seule et même façon de retenir dans leur mémoire, la prose ou le vers. Ce que le premier a déclamé, une fois, les autres le déclameront jusqu'à la consommation des siècles; c'est l'histoire des moutons de Panurge appliquée au vers et à la prose. Comme depuis tantôt cent cinquante ans la Comédie Française s'était mise à rimer le dialogue du Festin de Pierre, on pouvait penser que ces rimes étaient ineffaçables. Plus elles vieillissent et plus elles font tache dans ces mémoires obstinées. Un Comédien Français eût appris plus facilement dix mille vers du premier venu, que le Festin de Pierre, tel que l'écrivit Molière.

En effet, malgré les plus loyaux efforts, toujours reparaissait sous cette prose élégante et souple, le vers efflanqué de Thomas

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