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certainement un assez grand intérêt à cette dernière comédie; c'est qu'avec un peu d'attention vous y retrouverez, en germe, un chef-d'œuvre de Molière, et son chef-d'œuvre, peut-être, le Misantrope. Molière, qui déjà rêvait à sa comédie, avait essayé ses trois comédiennnes dans les petits rôles de l'Impromptu. Mademoiselle Duparc, envieuse et jalouse, c'était la prude Arsinoé; mademoiselle de Brie, indulgente et dévouée, sera plus tard la sage Éliante; mademoiselle Molière, vive, agaçante, coquette, est déjà Célimène, et le Misantrope, ne le reconnaissez-vous pas dans Molière? Vous avez aussi dans l'Impromptu un méchant poëte, un marquis ridicule, un homme raisonnable comme Philinte. Et quelle merveilleuse habileté de ce poëte, qui allait frapper ce grand coup du Misantrope, d'essayer en même temps et ses comédiens et son public!

Certes, l'Impromptu de Versailles a longtemps été la comédie la mieux jouée de toutes les comédies de Molière. Cette fois les comédiens se représentaient eux-mêmes; Molière leur avait conservé leurs noms, leurs habits, leurs visages; ils étaient jeunes et beaux alors; ils marchaient à la suite de ce grand homme, l'honneur du théâtre. La ville et la cour avaient les yeux fixés sur eux; ils vivaient avec Molière, ils créaient avec lui ses comédies; ils étaient les instruments immédiats de cet infatigable génie ; chaque jour leur amenait un nouveau chef-d'œuvre, une plaisanterie nouvelle, un personnage nouveau. Déjà il préparait le Misantrope, il rêvait de Tartufe et don Juan se préparait à tourner dans ce cercle vicieux, où il est enfermé.

Jamais comédiens plus heureux et plus illustres n'occupèrent un théâtre. Eux-mêmes ils étaient, dans ce monde à part, une passion nouvelle, quelque chose d'inconnu dont on s'approchait avec un plaisir mêlé d'un certain effroi. Ces comédiens étaient recherchés par les plus grands seigneurs; ces comédiennes étaient belles et galantes, on les aimait pour leur beauté, pour leur esprit, pour leurs amours; il y avait de ces femmes qui tenaient pour leur amant, Racine ou M. de Sévigné; il y en avait une qui portait le nom de Molière !

On les voulait voir, on les voulait entendre, on les voulait aimer. Autour de ces heureux parvenus de la poésie, se faisait toute la comédie de leur temps. On venait leur apporter, des plus beaux

salons, toutes sortes de petits ridicules frais éclos, dont ces messieurs et surtout ces dames faisaient leur profit immédiat. A leur ruelle se récitait toute la chronique de la cour. Elles-mêmes elles étaient comme autant de chroniques vivantes et moqueuses qu'on applaudissait avec transport. Il n'y avait pas jusqu'à cette position exceptionnelle d'excommuniés, dans ce temps de terreur religieuse, qui ne tournât au profit de ces messieurs et de ces dames.

Grâce à cette excommunication permanente, on leur pardonnait de bon cœur leur esprit, leur grâce, leur beauté, leur succès. Le moyen d'être jaloux de pauvres diables qui ne seraient pas enterrés en terre sainte, et qui devaient brûler inévitablement et sans rémission dans le feu éternel? Enfin c'était une position unique, admirable, enviée et toute nouvelle, qui ne devait durer qu'autant que durerait la troupe de Molière. J'ai entendu demander, plusieurs fois, à quoi ressemblait le salon de Célimène ? Eh! bon Dieu! le salon de Célimène, plus rempli d'hommes que de femmes, de petits marquis que de grands seigneurs, de femmes sur le retour que de jeunes femmes, de comtesses que de bourgeoises, c'est le salon de mademoiselle Molière, situé comme il était entre Paris et Versailles, sur les limites de deux mondes qui venaient à elle; elle n'appartenait qu'à demi à ce monde-ci, elle n'appartenait qu'à moitié à ce monde-là.

Elle était ainsi la femme déclassée, et l'on dirait que Pascal lui-même a voulu tracer le portrait de cette créature malheureuse : « Le peu de temps qui lui reste l'incommode si fort et l'em⚫ barrasse si étrangement, qu'elle n'essaye qu'à le perdre : ce lui « est une peine insupportable de vivre avec soi et de penser à soi; << ainsi, tout son soin est de s'oublier soi-même et de laisser cou«<ler ce temps, si précieux et si court, sans réflexion, en s'occu<< pant de choses qui l'empêchent d'y penser. C'est l'origine de a toutes les occupations tumultuaires des hommes et de tout ce a qu'on appelle divertissement ou passe-temps, dans lesquels << on n'a, en effet, pour but, que d'éviter, en perdant cette partie << de la vie, l'amertume qui accompagne l'attention que l'on ferait « de soi-même. - Pauvre âme qui ne trouve rien en elle qui la «< contente, qui n'y voit rien qui ne l'afflige, quand elle y pense, a il suffit, pour la rendre misérable, de l'obliger de se voir et a d'être avec soi. »

CHAPITRE IV

Dans cette suite d'études sur Molière, ou dont Molière est le prétexte, je trouve, à cinq ans, à dix ans, à quinze ans de distance l'un de l'autre, trois chapitres à propos de Don Juan; c'est en vain que je me donne à moi-même d'excellentes et irrésistibles raisons pour ne pas publier, tout à la fois, ces trois chapitres, il s'élève dans mon esprit et dans ma passion littéraire plusieurs bons motifs qui me poussent à reproduire, en leur ensemble, ces trois chapitres, écrits à des époques si diverses, et parmi des événements si différents. Le premier de ces Don Juan parut aux premiers jours de la révolution de juillet, à l'aurore, aux premières espérances d'un règne heureux, et déjà l'on peut voir, dans ces pages, une profonde sécurité de toutes choses! On y voit un homme content de la liberté conquise, oublieux de tout ce qui n'est pas l'art qu'il exerce, entièrement dégagé de toute espèce d'ambition, qui étudie à loisir, et qui écrit, en pleine liberté d'allure, les choses qui lui plaisent le plus.

Ceci est le vrai ton de la critique aux heures favorables. Non pas que le public, tout de suite après la révolution de juillet, soit revenu complétement à la critique régulière, mais enfin s'il ne l'aime pas encore, elle ne lui est pas tout à fait insupportable, et l'on commence à comprendre, pour peu que les événements le permettent, que les lecteurs se rencontreront bientôt qui ne de

manderont pas mieux que d'oublier, en ces oisives et curieuses recherches, l'oubli de l'agitation de la rue, et des colères du carrefour.

La seconde étude, à propos du Don Juan de Molière, fut publiée au plus beau moment de la révolution de juillet, quand toutes les conjonctions heureuses semblaient promettre à cette paternelle et puissante monarchie un grand avenir, incessamment mělé de jeunesse, de beauté, de gloire et de liberté. En ces moments choisis, la critique se sait écoutée aussi bien que la poésie; elle prend toutes ses aises; elle se rappelle avec une généreuse ardeur, le précepte des maîtres:

« Les hommes', en se communiquant leurs idées, cherchent « aussi à se communiquer leurs passions. C'est par l'éloquence « qu'ils y parviennent. Faite pour parler au sentiment, comme la « logique et la grammaire parlent à l'esprit, elle impose silence à << la raison même. Les hommes sont le premier livre que l'écri<< vain doive étudier pour réussir, après quoi il étudiera les grands << modèles! » Ainsi, soyez d'abord éloquent, et vous serez bien près d'être ensuite un bon juge. « Il y a dans l'art un point de << perfection comme de beauté et de maturité dans la nature. Celui « qui le sent et qui l'aime, a le goût parfait; celui qui ne le sent << pas et qui aime en deçà et au delà, a le goût défectueux. » C'est du La Bruyère, aux meilleurs passages. Il a donné des règles excellentes de l'art d'écrire.

Nous avions le temps d'étudier les maîtres aux premiers jours du roi Louis-Philippe, et nous avions un grand intérêt à mettre en pratique ces utiles préceptes : « Écrivez pour être entendu; tâchez d'écrire de belles choses! Que votre diction soit pure, et cherchez avec soin, par de très belles paroles, les pensées nobles, vives, solides et remplies d'un beau sens! » — Même on se permettait, en ce temps-là, assez souvent, le style précieux, et les maitres l'excusaient en disant : « Si l'on affecte une finesse de tour et souvent une trop grande délicatesse, ce n'est que par la bonne opinion que l'on a de ses lecteurs. » Nous avions donc une excellente opinion de nos lecteurs, et c'est pourquoi nous leur portions un grand respect, recherchant, avant tout, l'ornement, la pa

'D'Alembert, Préface de l'Encyclopédie.

rure et la grâce du discours. A quoi bon, dira-t-on, et n'est-ce pas là une peine bien placée, écrire avec tant de zèle et tant d'ardeur une feuille éphémère, une chose qui dure à peine une heure et qu'emporte le vent du soir? Mon Dieu, vous feriez votre tâche d'une façon plus alerte et plus simple, que peut-être elle en vaudrait mieux; vous y gagneriez une vie à coup sûr plus heureuse, et vos lecteurs y gagneraient une lecture plus facile. Est-ce que j'ai besoin, moi qui vous parle, à mon réveil, de rencontrer de si beau style? Au contraire, il me semble que plus vous serez simple et uni comme bonjour, jasant avec moi des événements, des accidents et des opinions de la veille, et plus je trouverai que vous êtes un écrivain à ma portée, un narrateur bonhomme, un critique attaché au fait principal.

Quoi de plus? La chose est bonne, ou elle ne vaut rien; allez à la pièce nouvelle, ou bien n'y allez pas. Voilà tout ce qu'on vous demande, et non pas des dissertations et de la rhétorique à perdre haleine. Enfin, si je veux lire un livre, il me semble que je n'en manque pas! En ce moment de la journée, on ne vous demande qu'un journal, c'est-à-dire une page écrite en courant, au courant de la plume, en dehors de toute ambition littéraire; où en voulezvous venir, avec tout votre style? à prouver que vous êtes un écrivain? Eh bien! faites vos preuves dans un livre, on vous lira si on a le temps.

Voilà ce qu'ils disent tous, ou presque tous. Ils se débattent contre une force dont ils ne se rendent pas compte; ils se refusent à un plaisir qui leur devient volontiers une fatigue; ils sont honteux, au fond de l'âme, de se savoir si peu dignes de tant de soins et d'être servis, mieux qu'ils ne méritent, par ces plumes vaillantes, animées à bien faire, ennemies des barbarismes, jalouses de la forme, en pleine abondance, en pleine énergie, actives à ce point que du jour au lendemain elles ont abordé les questions les plus ardues; correctes à ce point qu'il serait difficile de rencontrer, dans ce va-et-vient universel de la langue pratique, officielle, intelligente, une faute aux règles les plus difficiles de la grammaire la plus sévère!

Allez, allez toujours dans cette voie, écrivains mes frères, qui êtes l'exemple et l'honneur du journal français, une des gloires de l'Europe moderne; allez dans cette voie; on y rencontre,

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