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il faudrait les voir, ces honnêtes pères de famille, revenant du cimetière et s'épanouissant au soleil des boulevards, étalés sur leurs chars! Puisse leur règne passer bientôt !

Quand je les vis rue Neuve-des-Poirées, à cette heure de la nuit, heure inusitée, en si grand nombre et en grand appa

reil, le frisson me gagna : je retombai dans toutes mes terreurs passées. - C'est la mort: c'est la peste d'autrefois! - La voix

-

publique a menti, l'épidémie n'est pas calmée!

Cependant, les quatre chars arrivés au milieu de la rue s'arrêtèrent à une certaine porte; la maison était d'assez bonne apparence pour la rue. Lorsqu'ils furent arrêtés, je compris que ces chars, en effet, avaient marché. Les hommes descendirent lentement de leurs tristes équipages. - La porte de la maison s'ouvrit; ils entrèrent l'un après l'autre dans cette maison. Mais tout noirs qu'ils étaient, et dans cette allée obscure, je les sentis entrer plu tôt que je ne les vis entrer. Cependant, sans les voir, sans les compter, je savais leur nombre à coup sûr; ils étaient dix.

En ce moment, je me sentis plongé dans une de ces hallucinations funestes, qui dans tous les temps ont fait croire aux fantômes. Les esprits les plus forts y ont cru. Pline, dans une lettre, pour laquelle je donnerais bien volontiers dix chapitres. comme celui-ci, raconte qu'il en a vu un. Je ne.vis pas de fantômes, je vis mieux que des fantômes. Après un instant d'attente, sortit de cette maison une bière pâle sur des épaules noires; on ne voyait que la bière; on eût dit qu'elle se portait toute seule sur le premier corbillard. Passèrent ainsi l'une après l'autre dix bières blanches et posées sur le même char; puis dix autres bières. Muettes, fatales, elles se plaçaient en ordre comme les nymphes légères du troisième acte de Robert le Diable.

Elles allaient, incessamment portées sur les chars. Le premier char se remplit bientôt et jusqu'aux combles; alors on le fit avancer d'un pas, il me sembla qu'il m'écrasait. Une sueur froide inondait mon visage, mes dents claquaient. Quoi donc? me disais-je, toute une maison morte! toute une rue morte! Quelle fièvre est-ce donc là qui entasse tant de cadavres? Et je pensais à mes amis qui dormaient à cette heure, insouciants du fléau; je pensais à ce malheureux Paris qui se reposait de ses

transes sur la foi des gens de l'art; je pensais à tous ceux que j'aimais; et puis aussi je pensai à moi, pauvre homme. A l'aspect d'une si imposante mortalité, que devenir ! que devenir!

Cela dura longtemps. D'autres bières sortirent de cette porte et d'autres chars se remplirent. Quand le dernier char fut comblé, un des hommes ferma la porte de cette maison, et il en mit la clé dans sa poche, comme s'il en eût été le dernier visiteur. Le cortége se remit en marche. Comme la rue est étroite, les chars continuèrent leur route en marchant tout droit sur moi. A cette vue, je me sentis tout de marbre. Je voulais fuir; la fuite était impossible. Le cortège passa, je fermai les yeux. Quels bonds mon cœur faisait dans ma poitrine! De la tête aux pieds, dans le talon, comme Achille, dans les épaules, comme Thersyte, je sentis tout à la fois les horribles indices du choléra.

Un peu revenu de cette grande frayeur, je me trainai au fond de la rue. Je passai devant la maison déserte; déserte en effet, fermée, muette, pas un filet de lumière ou de fumée, rien; c'était la maison des morts! Je ne sais comment il se fit que je pus atteindre un banc de pierre sur le devant d'une maison de la rue Saint-Jacques; je m'assis sur ce banc, et bien certainement je serais tombé en quelque spasme intéressant si j'avais eu quelqu'un pour en être le témoin.

Il me sembla que le dernier moment de ma vie était venu, que l'air de cette rue funeste brûlait déjà mes poumons, gonflés de moitié. Combien je regrettai alors toutes les choses que je dédaignais dans des temps plus heureux! Que n'aurais-je pas donné, en ce moment, pour être au théâtre de la Porte-SaintMartin un jour de première représentation!

Peu à peu cependant, je revins à moi-même. J'étudiai les objets qui m'entouraient. Je reconnus d'abord la rue Saint-Jacques et sa pente rapide; ce banc sur lequel j'étais assis, ô Patrie! c'était le banc du collège Louis le Grand, mon second berceau. Voilà bien la grande porte si rarement ouverte et voilà bien devant moi notre bruyant voisin le serrurier Yolande ! Comme nous citions les vers de Virgile, et les armes d'Enée à propos de ce forgeron qui porte un nom du moyen âge! Voilà bien, à ma gauche, la boutique de madame Vigneron aux excellents pâtés, toutes les joies de mon enfance, ses peines cuisantes aussi; et les

rêves si décevants et si compliqués de la vie du collége, passaient devant moi sur ce banc, se dandinant, grimaçant, riant, sautant, bâillant; pêle-mêle confus de visions, de souvenirs, de terreurs, d'espérances, de regrets.

Et puis devant moi, toujours la rue Neuve-des-Poirées, ce boyau éteint et morne, espèce de sillon ténébreux qu'avait laissé la roue des chariots funèbres. Cela encore, c'était d'un indicible effet.

Combien de temps je serais resté à cette porte? Je l'ignore. Heureusement, et avec sa tête chauve, son air imposant et grave, les rides savantes de son front et toute l'importance doctorale de sa personne, je vis arriver, non pas le proviseur, mais le portier en chef du collége, vénérable personnage dont le souvenir était resté profondément gravé dans ma mémoire. La présence du digne concierge me fit autant de bien que celle du médecin qui vous sauve.

En le voyant à cette heure, j'oubliai ses moments de mauvaise humeur, et ses rapports officiels quand je rentrais trop tard, retenu que j'avais été par les plaisirs de l'Opéra-Comique-car alors, jeune et innocent que j'étais, j'avais foi au Théâtre-Français et à l'Opéra-Comique, je jurais par la Pandore, et je faisais de longues dissertations sur le génie de M. Jouy- j'oubliai soudain tous mes griefs contre le concierge, et avec l'onction de Télémaque à l'aspect de Mentor: O Rombaux, m'écriai-je, est-ce vous, Rombaux? « Qui vous amène dans ces lieux empestés. Prenez garde! la mort va vous saisir ! » Puis, comme Rombaux paraissait fort étonné, je quittai le langage poétique, et je lui racontai ce que j'avais vu ces corbillards, ces flambeaux, ces cadavres entassés, cette maison dévastée par la mort je dis tout cela à Rombaux. A mesure que mon récit s'avançait, ma narration devenait plus animée et plus éloquente. Pourtant, quand j'y pense à présent, j'ai bien peur d'avoir paru un faible orateur au digne Concierge : il se connaît si bien en narrations et en discours descriptifs!

Cependant, en homme habitué à entendre lire des amplifications de rhétorique, Rombaux m'écouta patiemment. Il eut pitié de mes terreurs, il me laissa les lui raconter telles quelles. Quand j'eus tout dit, il prit la parole à son tour. Il me parla, aussi bien que l'eût pu faire un des sages de la Grèce; il ne me parla ni de la fièvre jaune, ni de la peste de Florence à laquelle nous devons

les contes graveleux et charmants de Boccace, ni de Marseille dévorée par la contagion, ni de Belzunce le saint prélat; à peine me parla-t-il du choléra indien et avec un petit sourire d'incrédulité tout à fait classique, comme s'il se fût agi de M. Sainte-Beuve ou de M. Victor Hugo.

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Ce que vous avez vu dans cette maison de la rue des Poirées, me dit-il, ce n'est pas même le choléra. Rassurez-vous, la chose est plus simple que vous ne pensez : dans cette maison déserte est renfermé le dépôt des bières de notre arrondissement. Tous les trois jours, choléra ou non, la nuit, et à cette heure, pour n'effrayer personne, l'administration des pompes funèbres envoie à la provision. Voilà tout ce qui vous a fait peur; le nombre est à peu près le même, ce mois-ci que l'an passé; rassurezvous donc, mon petit ami, et bonsoir!

Disant cela, le digne Rombaux rentra gravement dans son collége par la petite porte, qui se referma sur lui.

S'il m'avait dit: Venez, votre lit vous attend dans le dortoir à gauche, loin du maître; venez dans ce vaste dortoir où l'on parle si bas, où l'on dort si haut; — il n'y a pas de contagion chez nous, venez! il n'y a pas de vaudevilles chez nous, pas de drames nouveaux, pas de comédies en cinq actes, pas de vieux comédiens, chauves et tristes comme la vieillesse sans argent, pas de romans en quatre volumes, pas de vers langoureux à rimes brisées, pas de terreurs politiques, pas de terreurs médicales, pas de terreurs littéraires; venez dormir, venez étudier, venez jouer avec nous; venez, enfant perdu du collége, quittez la foule, et recueillez-vous sous la férule; c'est la bonne place! S'il m'eût dit Venez à nos blancs réfectoires toujours pourvus; venez à notre infirmerie toujours déserte; revenez, le dimanche, au parloir où vous verrez les jeunes mères en grande toilette, vous, enfant de quinze ans! S'il m'eût dit tout cela, le digne homme, je vous le jure, il ne m'eût pas donné plus de paix et de calme au cœur que par ces deux mots : Cholera ou non, ils y viennent tous les trois jours.

Jamais je n'ai été plus heureux, pas même le jour où je sortis de cette paisible maison, pauvre enthousiaste, qui m'en allais au hasard, sans savoir où j'allais, et donnant le bras à ma vieille bonne tante, fragile appui de quatre-vingts ans.

Toute ma vie s'est résumée ce soir-là: les souvenirs du jeune âge, les terreurs de l'âge présent. Je n'ai jamais mieux senti le regret du passé, et la frayeur du temps présent. Depuis cette nuit si féconde en sensations, je me suis bien promis de ne plus avoir peur, d'aller au-devant du danger, et de sonder jusqu'au cercueil. Faites comme moi ; ne craignez pas. Allez au-devant de votre peur; les temps sont fertiles en terreurs de tout genre; nous devons nous étudier à ne pas reculer quand elles viennent; c'est le seul moyen de ne pas en être écrasés. »

Il faudrait se reporter à ces moments de fièvre et de terreur pour se faire une juste idée du grand effet que produisit mon petit conte au milieu de la stupeur universelle. On n'eût pas mieux accueilli un conte, venu en droite ligne du Rhin allemand; aussi bien, encouragé par le succès, je poursuivis le cours de mes ordonnances, et, à l'exemple du célèbre docteur Broussais, qui faisait, chaque soir, en plein Hôtel-Dieu, au milieu des mourants et des morts, un cours solennel sur l'affreuse maladie, à mon tour, je me mis à raconter l'histoire des pestes d'autrefois, sous le nom du Docteur noir :

LE DOCTEUR NOIR.

« Un médecin de l'espèce brusque; il parle d'un ton haut et bref; il vous jette un coup d'œil sèvère, et comme il avait affaire à une jeune femme blonde et tremblante, il se mit, pour la mieux rassurer, à lui faire peur. Il remonta à la peste que raconte Thucydide, en l'an 429 avant Notre-Seigneur. — Athènes, une ville parisienne, Madame, toute remplie de poëtes essoufflés qui osaient à peine élever la voix pour gémir, d'archontes réveillés en sursaut et de petites femmes nerveuses qui envoyaient chercher, sans rime ni raison, de graves enfants d'Esculape, étonnés de servir de jouet à ces désœuvrées. Vous parlez de peste, ah! Madame, cette peste d'Athènes était une fièvre livide; elle souillait la lèvre d'un sang impur; elle accablait le malade pendant neuf jours, lui ôtant tous les genres de mémoire, celle du cœur d'abord. Les rues étaient jonchées de morts; le fils chassait son père de la maison paternelle; l'esclave chassait son maître de son lit; l'horrible fléau dura trois ans; il enleva Périclès après avoir brisé au

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