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CHAPITRE IV.

Un des symptômes de ces époques troublées (1830 aussi bien que 1848), à l'heure où les nations, violemment arrachées à la vie heureuse, honorée et libre, cherchent en vain leur étoile dans le ciel attristé, c'est le retour soudain des livres et du théâtre aux insultes anciennes contre les rois, contre les magistrats et les prêtres, pendant qu'à la même heure on se presse, on se hâte à recommencer l'apothéose honteux des hommes et des choses de la Terreur. A l'instant même, sur les débris des couronnes brisées, s'étale en grimaçant le hideux bonnet rouge, l'autel devient un échafaud, le trône est une barricade, le cantique est une Carmagnole, un Ça ira, une Marseillaise! Sur le théâtre insulté, Cinna disparaît pour faire place aux Victimes cloîtrées du sieur Monvel. On a vu, le lendemain de la révolution de 4848, le Chiffonnier de la Porte-Saint-Martin vidant sa hotte immonde en présence de la foule appelée, en ce lieu, par le spectacle gratis, et le chiffonnier, tirait de sa hotte, ô délire! parmi ces haillons, ces immondices, ces papiers qui avaient servi ( ça est écrit mot à mot dans ce fameux drame), la couronne royale de France, la couronne de ce grand roi Louis-Philippe, qui emportait en partant si vite, hélas! la fortune, l'honneur et la prospérité de tout ce peuple que la Providence avait confié à ses soins!

LA MARSEILLAISE.

Ce sont-là les excès des mauvais-jours. On maudit publiquement ce qu'il faudrait adorer; on adore les puissances détestables! Chose étrange et vraie, il arrive presque toujours que l'imprudent qui s'amuse à ces fictions mauvaises exècre, autant que vous les haïssez peut-être, le crime et les bourreaux qu'il met en œuvre; autant que vous, il a honte de la lâcheté des victimes. Comment se faitil cependant que cet homme, en dépit de ses plus chères convictions, et ce théâtre qui compte en son sein tant d'honnêtes artistes, en deuil, pour la plupart, de ce roi qui était leur bienfaiteur, s'amusent, là, tout de suite, à ranimer ces passions éteintes, à remonter ces tragédies oubliées, à chanter ces Marseillaises? O profanation! la Marseillaise hideuse chantée au Théâtre-Français et l'aimable écho de M. Scribe et de Marivaux, répétant d'un ton plaintif que le jour de gloire est arrivé pour les enfants de la patrie! Eh! c'est justement la Marseillaise qu'on chante dans la rue, et ce sont les hommes que l'on tue aux pieds des barricades, ce sont les proclamations affichées sur les murailles, complices innocentes de ces désordres, c'est la pluie en février, c'est le soleil en juillet, c'est le nuage en tout temps qui poussent ces hommes sans prévoyance et sans respect:

Le vent qui passe à travers la montagne

M'a rendu fou!

La Marseillaise! Elle a été la haine de ma vie et le plus profond sujet de mon désespoir. Non-seulement elle troublait la rue, elle la remplissait d'épouvante et de bruit, et l'Apollon insulté s'en allait à tire-d'aile, chercher un endroit silencieux

Où d'être homme d'honneur il ait la liberté!

Un jour même, en pleine monarchie, et tout à coup (quelque assassin venait de tirer sur le roi!), l'abominable chanson avait reparu; pareille à la foudre qui se fait entendre au milieu d'un ciel limpide, il me sembla que ce cri de guerre était un présage, et, dans la fièvre où me jetta cette Marseillaise d'un instant, j'écri

vis la Catilinaire que voici, en quo usque tandem? et Dieu sait si le lendemain de ces foudres, dans la partie active du monde républicain, j'étais bon à jeter aux chiens:

<< Nous vivons dans des temps si malheureux' Pas une heure de repos, pas un instant de silence! De toutes parts surgissent, des âmes mécontentes, de sourdes et menaçantes clameurs; aussitôt que ces clameurs se font entendre, s'arrêtent, frappés de stupeur, la poésie, les beaux-arts, toutes les passions heureuses de la vie. A ces terribles murmures de la tempête politique, le livre tombe de votre main tremblante, la plume échappe à vos doigts, la vie de chaque jour est méchamment interrompue, la vie intelligente, rêveuse, heureuse, la vie des peuples plus heureux d'un peu de gloire que de beaucoup d'argent. C'en est fait de tous les délassements de la pensée; adieu les beaux jours; poëtes renoncez aux travaux de la poésie. Hélas! tout s'arrête et se dérange au milieu du monde que nous aimions. La place publique l'emporte sur le théâtre; l'orchestre éperdu s'arrête au milieu de ses mélodies commencées; la tragédie se fait pitié à elle-même, tant elle se trouve froide et impuissante à marcher de niveau avec la passion des multitudes; sous son masque égrillard et fin, la comédie ose à peine sourire; et véritablement il faudrait être bien osé pour vouloir nous intéresser par d'innocents sarcasmes, quand c'est le poignard, le meurtre et l'échafaud qui sont à l'ordre du jour. Dans ces horribles émeutes de tous les esprits et de tous les cœurs, en attendant l'émeute de la rue qui est cent fois moins dangereuse, le vaudeville ose à peine murmurer tout bas sa chanson innocente; la danse éloquente, ne sait plus comment il faut parler à ces regards inattentifs. La misère est générale. Pendant que s'agite en ses fièvres le carrefour révolté, le poëte se rappelle André Chénier, le philosophe murmure le nom de Condorcet, chacune de ces âmes en peine invoque son patron qui est dans le ciel. Le romancier, qui dispose sa fable aux mille incidents divers, reste découragé de tout le bruit qui l'entoure.

Hélas! c'est bien la peine, se dit-il à lui-même, que je me mette à la torture pour captiver mon lecteur, quand demain à coup sûr, aujourd'hui peut être, mes plus terribles inventions vont être dépassées, d'un seul coup, par quelque misérable vanu-pieds, la honte et l'effroi de l'espèce humaine! Bien plus, le

mélodrame en personne, cet être grossier et mal élevé qui ne doute de rien, ce grand prodigue à qui rien ne coûte pour amuser son public, ni le vol, ni le meurtre, ni l'inceste, ni les forfaits les plus compliqués... le mélodrame, se voyant dépassé par des fureurs incroyables, remet son poignard dans le fourreau, et il se dit, les bras croisés : Attendons des jours meilleurs!

« Voilà pourtant où la déclamation nous a menés en moins de six semaines. La déclamation littéraire a commencé cette œuvre de ténèbres et cette destruction, la déclamation politique a fait le reste. Cette même nation française célèbre autrefois par son urbanité, par son atticisme, par les charmantes recherches de son langage, par l'aménité de ses mœurs, par tous les raffinements poétiques de la civilisation la plus avancée qui fut jamais, la voilà telle que l'ont faite de misérables hableurs sans style! La voilà qui s'agite d'une façon convulsive sous les transes, sous les terreurs, sous les insultes d'une éloquence qui ne respecte rien ni personne, qui ne respecte pas même la grammaire. Pauvre nation! pauvre société française! Elle a beau vouloir revenir à ses vieux dieux, elle a beau tendre la main à ses vieux chefsd'œuvre, elle a beau revenir, de toutes ses forces, à ce noble passé qui n'est pas encore si loin d'elle, rien n'y fait; la main du premier venu l'arrête dans ses nobles élans. La première voix qui va crier bien haut toutes sortes de phrases horribles, les fera taire, ces poëtes, ces romanciers, ces historiens qui recomposaient lentement les annales du monde, renouant de leur mieux la chaine brisée. Hélas! qui que vous soyez aujourd'hui, vous tous dont nous espérions encore les secrètes émotions des beaux-arts, vous qui chantiez les transports et les paysages de nos vingt ans, vous les peintres, vous les sculpteurs, les architectes et les réparateurs des vieilles ruines, vous les artistes qui prêtiez votre talent au drame, à la comédie, et vous les belles personnes qui leur prêtiez votre beauté, votre heure est passée et l'attention n'est plus pour vous. Nous appartenons tous, à cette heure, au démagogue qui burle dans les carrefours, aux fanatiques des mauvais jours remis en lumière.

Eh! que dis-je? nous appartenons à l'assassin, qui s'en va, la nuit, le fusil à la main, attendre le Roi au milieu de ses sujets. Voilà l'attention universelle; elle n'est pas autre part; qui que

vous soyez qui viviez par l'étude, par la pensée et par les beauxarts, résignez-vous.

<< Or, ceci vous explique justement pourquoi et comment, au premier bruit qui se fait dans la rue, aussitôt s'arrêtent les heureux murmures, les douces lueurs, les aimables travaux du cabinet et de l'atelier. Il n'y a dans ce monde que l'émeute qui s'improvise. Il n'y a que les assassins des rois qui prennent leur élan en moins d'une heure. L'homme d'intelligence a besoin avant tout de silence, de loisir, de bien-être, d'ordre et de liberté. S'il est une fois troublé dans sa contemplation, il en a pour plusieurs jours avant que de se remettre à l'œuvre interrompue. Avant tout, il veut savoir pour quels motifs on le vient ainsi troubler, et, si le motif n'est pas logique et loyal, vous n'aurez plus qu'un homme malheureux, incertain, découragé. Dites-lui par exemple que l'ennemi est à la frontière, que la patrie a besoin, non pas tant de son bras que de son exemple, aussitôt le voilà qui abandonne sa maison, sa famille, sa page commencée, et qui s'en va où l'appelle le devoir. Mais tout d'un coup, sans que le même homme sache pourquoi, ameutez à sa porte une foule en colère, faites retentir la rue paisible de chants de guerre, que le bruit de la carabine régicide remue la maison jusqu'en ses fondements, alors voilà un homme éperdu qui cherche en vain une clarté sur la terre, une étoile dans le ciel. Il se réveille en sursaut au milieu de cette calamité imprévue, son oreille est assourdie de ces bruits épouvantables; tout à l'heure cet homme livré à lui-même, à ses heureux penchants, avait une valeur immense, et maintenant cet homme, bouleversé par vous, les rois de l'émeute et les faiseurs de barricades, n'est plus qu'un malheureux inutile à lui-même et aux autres. Le sage, dit Horace, peut être écrasé sans trembler sous les débris de l'univers. Le poëte romain a raison, sans doute; mais si l'univers ne se brise pas, si l'univers se contente de faire plus de bruit encore que s'il allait tomber en ruines, alors le sage d'Horace lui-même se met à trembler; car toutes les conditions de l'héroïsme sont changées; il s'apprêtait à affronter les ruines du monde, c'est le bruit qu'il affronte!

« Si donc on peut juger des grandes choses par les petites, des produits sérieux de la pensée par ses produits frivoles, d'une page de M. de Chateaubriand, par exemple, par une comédie de M. Mé

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