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que les chars qui couraient devant la première ligne empêchent ses cavaliers de pénétrer jusqu'aux Carthaginois, et que de peur d'être mis eux-mêmes en désordre, ils sont obligés de tourner continuellement autour des ennemis, et de se rallier souvent pour retourner à la charge. A l'instant il prend son bouclier, et crie à son infanterie de le suivre sans crainte. Sa voix paraissait être plus forte que de coutume, et avoir même quelque chose de surnaturel, soit qu'au moment du combat, et dans l'enthousiasme dont il était transporté, la passion renforçât ainsi sa voix, soit qu'un dieu, comme on le crut assez généralement, eût joint à sa voix l'éclat de la sienne. Ses soldats répondent à son cri, et le pressent de les mener promptement à l'ennemi; alors il fait signe à sa cavalerie de dépasser la ligne des chars et de charger les Carthaginois en flanc; il fait serrer le premier rang de son infanterie bouclier contre bouclier, ordonne aux trompettes de sonner la charge, et fond avec rapidité sur les ennemis.

XXXII. Ils soutinrent vaillamment ce premier choc armés de cuirasses et de casques d'airain, et tout couverts de leurs boucliers, ils repoussèrent aisément les coups des javelines. Ils en vinrent ensuite à combattre avec l'épée, genre de combat qui exige autant d'adresse que

de force, lorsqu'il s'éleva tout à coup du haut des montagnes un orage accompagné d'éclairs embrasés et de tonnerres effroyables. Bientôt les nuages qui couvraient les sommets des collines étant descendus sur le champ de bataille, versèrent un déluge de pluie et de grêle que poussait encore un vent impétueux, qui ne donnait sur les Grecs que par derrière, mais qui frappait les barbares au visage; ils avaient la vue éblouie par la violence de l'orage et par la flamme des éclairs qui partaient continuellement du sein de ces nuages. Ils en étaient tous très incommodés, et principalement ceux qui avaient peu d'expérience des combats; mais rien ne leur nuisait tant que les éclats de tonnerre et le bruit que faisait sur leurs armes la chute rapide de la pluie et de la grêle, qui les empêchait d'entendre les ordres de leurs chefs.

XXXIII. Les Carthaginois naturels, qui n'étaient pas armés à la légère, portaient, comme nous l'avons déjà dit, des armes d'un très grand poids, et ne pouvaient se soutenir dans la fange: l'eau dont leurs cottes-d'armes étaient pénétrées en augmentaient encore la pesanteur, et leur ôtait l'agilité nécessaire pour combattre ; ils étaient facilement renversés par les Grecs; et une fois tombés, il leur était impossible, avec des armes si pesantes, de se relever du

par

milieu du bourbier. Le fleuve, déjà grossi par les pluies, et enflé encore par les troupes nombreuses qui le passaient, s'était débordé dans cette plaine, coupée de creux et de ravins, où il s'était formé, hors de son lit ordinaire, divers courans, dans lesquels les Carthaginois se laissaient tomber, et d'où ils ne pouvaient sortir qu'avec la plus grande peine. L'orage continuait toujours, et les Grecs ayant renversé les quatre cents hommes qui formaient la première ligne, tout le reste prit la fuite. Il y en eut plusieurs de tués dans la plaine; un grand nombre, entraînés le fil de l'eau contre ceux qui passaient encore la rivière, s'y noyèrent ; et la plupart des autres s'étant réfugiés sur les collines, furent taillés en pièces par l'infanterie légère. Il périt, dit-on, dans ce combat, dix mille hommes, dont trois mille étaient Carthaginois, ce qui jeta Carthage dans le plus grand deuil car c'étaient les citoyens les plus distingués par leur naissance, leur richesse et leur courage; et jamais, de mémoire d'homme, il n'y avait eu un si grand nombre de Carthaginois tués dans une seule bataille, parce qu'ils se servaient ordinairement pour leurs guerres d'Espagnols, de Lybiens et de Numides, et qu'ils payaient leurs défaites du sang de ces étrangers.

que

XXXIV. La richesse des dépouilles fit juger aux Grecs de la qualité des morts. Ils ne se donnèrent pas la peine de ramasser le fer et le cuivre, tant l'argent et l'or étaient en abondance dans le camp ennemi, dont ils s'étaient rendus maîtres, après avoir passé la rivière. Ils prirent aussi tout le bagage, et les soldats détournèrent un grand nombre de prisonniers ; ceux qu'ils mirent en commun montèrent à cinq mille. Il y eut deux cents chars de pris; mais rien n'était plus beau et plus magnifique la tente de Timoléon. Parmi les dépouilles de toute espèce dont on l'avait remplie, on y voyait mille cuirasses et dix mille boucliers remarquables par leur richesse et par la beauté du travail. Comme ils n'étaient qu'un petit nombre à partager les dépouilles, et que le butin était immense, ce ne fut que trois jours après le combat qu'on éleva' le trophée de cette victoire. Avec la nouvelle d'un si grand exploit, Timoléon fit porter à Corinthe les plus belles armes qui se trouvaient parmi le butin. Il voulait que sa patrie fût un objet d'admiration pour tous les peuples, quand ils verraient que de toutes les villes de la Grèce elle était la seule dont les plus beaux temples fussent ornés, non de dépouilles des Grecs, non d'offrandes teintes du sang de leurs frères et faites pour rap

VIES DES HOMMES ILL.-T. V.

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peler des exploits odieux, mais de dépouilles barbares, dont les instructions glorieuses attestaient la justice des vainqueurs autant que leur bravoure, en faisant connaître que les Corinthiens, et Timoléon, leur général, après avoir délibéré du joug des Carthaginois les Grecs qui habitaient la Sicile, avaient consacré aux dieux ces offrandes, comme un monument de leur reconnaissance.

XXXV. Timoléon, laissant dans le pays ennemi ses soldats mercenaires pour faire le dégât sur les terres des Carthaginois, s'en retourna à Syracuse. Il commença par bannir de la Sicile les mille mercenaires qui l'avaient abandonné au moment du combat; ils eurent ordre de sortir de Syracuse avant le coucher du soleil, et passèrent en Italie, où ils furent trahis. et massacrés par les Bruttiens : les dieux punissant ainsi, par cette vengeance éclatante, leur lâche désertion. Cependant Mamercus, tyran de Catane, et Icétas, soit qu'ils portassent envie aux exploits de Timoléon, soit qu'ils craignissent en lui un ennemi irréconciliable des tyrans, se liguèrent avec les Carthaginois, et leur écrivirent d'envoyer au plus tôt une nouvelle armée et un général, s'ils ne voulaient pas se voir chassés de toute la Sicile; on fit donc partir une flotte de soixante-dix voiles, commandée

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