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lancer; ils n'étaient éloignés d'Adrane que d'environ trente stades (*). A peine arrivés, ils courent sur les ennemis, qu'ils trouvent en désordre, et qui ne les ont pas plus tôt vus qu'ils prennent la fuite. Aussi les Corinthiens n'en tuèrent-ils pas plus de trois cents; ils firent le double de prisonniers, et se rendirent maîtres du camp.

XIV. Les Adranites ouvrirent leurs portes à Timoléon, et lui racontèrent, avec un étonnement mêlé d'horreur, qu'au commencement du combat les portes sacrées de leur temple s'étaient ouvertes d'elles-mêmes; que leur dieu avait agité le fer de sa pique, et que son vi

sage avait paru inondé de sueur. Ces prodiges, à ce qu'il semble, ne présageaient pas seulement cette première victoire, mais les exploits qui la suivirent, et dont ce combat fut l'heureux prélude. En effet, plusieurs villes envoyèrent des députés à Timoléon pour joindre leurs troupes aux siennes. Mamercus, tyran de Catane, homme guerrier, que ses grandes richesses rendaient très puissant, fit alliance avec lui; et, ce qui fut bien plus important, Denys lui-même, qui se voyait sans espoir et à la veille d'être forcé dans la citadelle, n'eut plus

(*) Une lieue et demie.

que du mépris pour Icétas, depuis sa honteuse défaite; et plein d'admiration pour Timoléon, il lui fit dire qu'il était disposé à se rendre aux Corinthiens, et à leur remettre la citadelle. Timoléon, ravi d'un bonheur si inespéré, charge deux Corinthiens, Euclide et Télémaque, de faire entrer quatre cents soldats dans la citadelle, non pas tous ensemble, ni pendant le jour, ce qui eût été impossible, les Carthaginois étant dans le port, mais les uns après les autres et à la dérobée. Ces soldats, s'étant glissés dans la citadelle, s'emparent de tous les meubles du tyran et de toutes les provisions qu'il y avait mises en réserve. C'était un grand nombre de chevaux, toutes sortes de machines de guerre, et une grande quantité de traits. On y trouva des armes pour soixantedix mille hommes, qu'on y avait amassées depuis long-temps. Denys avait aussi deux mille soldats qu'il remit à Timoléon, avec tout le reste; et lui-même, ayant pris son argent, s'embarqua avec quelques amis, à l'insu d'Icétas, et se rendit au camp de Timoléon.

XV. Réduit alors, pour la première fois de sa vie, à l'état abject du plus simple particulier, il fut envoyé à Corinthe sur une galère avec très peu d'argent lui qui était né et avait été élevé dans la plus grande et la plus

florissante tyrannie qui eût jamais existé; qui l'avait d'abord occupée paisiblement pendant dix ans, et l'avait conservée douze autres années, depuis la guerre qu'il avait eue à soutenir contre Dion. Les malheurs qu'il éprouva surpassèrent encore les maux qu'il avait fait souffrir aux Syracusains pendant sa tyrannie. Il vit ses enfans moissonnés à la fleur de leur âge, et ses filles violées ; sa femme, qui était aussi sa sœur (7), après avoir servi de jouet à la brutalité de ses ennemis, périt avec ses enfans d'une mort violente, et son corps fut jeté dans la mer; tous ces détails se trouvent dans la Vie de Dion. Lorsque Denys fut arrivé à Corinthe, il n'y eut pas dans toute la Grèce un seul homme qui ne désirât de le voir et de lui parler. Ceux qui le haïssaient, charmés de sa disgrace, y allaient avec joie, comme pour insulter à un homme que la fortune avait abattu; les autres, changés par un tel revers, et sensibles à ses malheurs, contemplaient avec étonnement dans sa personne un exemple frappant de ce pouvoir terrible et caché que les puissances divines exercent sur les faibles mortels. On ne vit dans ce siècle aucun effet de la nature ou de l'art aussi extraordinaire que ce jeu de la fortune envers un homme qui, peu de jours auparavant, maître de toute la Sicile, passait

maintenant des journées entières ou à s'entretenir avec une vivandière, ou aussi dans la boutique d'un parfumeur, ou à boire du mauvais vin dans un cabaret, à se quereller sur les places avec des courtisannes, à donner des leçons de chant aux actrices, à disputer sérieusement avec elles sur les pièces de musique qu'on chantait dans les théâtres, et sur les lois de l'harmonie. Les uns prétendent qu'il menait ce genre de vie par une suite de son caractère: que, naturellement lâche et dissolu, il recherchait par goût les plus basses voluptés. D'autres ont cru qu'il le faisait à dessein, pour se faire mépriser des Corinthiens: il ne voulait pas qu'on le crût dangereux, qu'on le soupçonnât de supporter impatiemment ce revers de fortune, et de penser à recouvrer son premier état; dans cette vue, il affectait la plus grande bassesse dans ses amusemens et dans ses goûts.

XVI. On cite en effet de lui quelques mots qui prouvent qu'il soutenait avec courage sa fortune présente. Lorsqu'il eut abordé à Leucade, ville fondée, comme celle de Syracuse, par les Corinthiens, il dit qu'il ressemblait à ces jeunes gens qui, coupables de quelque faute, se rapprochent volontiers de leurs frères, et s'éloignent par honte de la vue de leurs pères. « Moi aussi, ajouta-t-il, je fuirais volontiers ma

« mère et j'aimerais à vivre avec mes frères (8). » Un jour, à Corinthe, un étranger le raillait grossièrement sur le goût qu'il avait eu pendant sa tyrannie pour les entretiens des philosophes, et finit par lui demander quel fruit il avait retiré de la sagesse de Platon. « Eh quoi! lui répon« dit Denys, doutez-vous que Platon m'ait « été utile, quand vous voyez comment je sup« porte ma mauvaise fortune? » Le musicien Aristoxène et quelques autres lui demandèrent en quoi il avait eu à se plaindre de Platon. « De tous les maux dont la tyrannie est pleine, « leur répondit-il, il n'en est pas de plus grand « que la lâcheté de ceux qui se disent les amis « du tyran, et dont un seul n'ose lui parler « avec franchise : ce sont eux qui m'ont fait « perdre l'amitié de Platon. » Un homme qui se piquait d'être plaisant étant un jour entré chez Denys, et voulant se moquer de lui, secoua son manteau, comme on fait quand on entre chez un tyran (9). Denys, pour lui rendre sa plaisanterie, lui dit de le secouer quand il sortirait, afin de faire voir qu'il n'emportait rien. Philippe de Macédoine étant à table avec lui fit malignement tomber la conversation sur les odes et les tragédies que Denys l'Ancien avait laissées: il feignit d'être surpris qu'il eût pu trouver le temps de les composer. « Il y em

VIES DES HOMMES ILL.-T. V.

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