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SUR LE

JULES CESAR

DE SHAKESPEARE.

OILA tout ce qui regarde la confpiration contre Céfar. On peut la comparer à celle de Cinna et d'Emilie contre Augufte, et mettre en parallèle ce qu'on vient de lire avec le récit. de Cinna et la délibération du fecond acte. On trouvera quelque différence entre ces deux ouvrages. Le refte de la pièce eft une fuite de la mort de Céfar. On apporte fon corps dans la place publique. Brutus harangue le peuple ; Antoine le harangue à fon tour; il foulève le peuple contre les conjurés ; et le comique eft encore joint à la terreur dans ces fcènes comme dans les autres. Mais il y a des beautés de tous les temps et de tous les lieux.

On voit enfuite Antoine, Octave et Lépide délibérer fur leur triumvirat et fur les profcriptions. De là on paffe à Sardis fans aucun intervalle. Brutus et Caffius fe querellent. Brutus reproche à Caffius qu'il vend tout pour de l'argent, et qu'il a des démangeaifons dans tes mains. On passe de Sardis en Theffalie. La

bataille de Philippes fe donne. Caffius et Brutus fe tuent l'un après l'autre.

On s'étonne qu'une nation célèbre par fon génie, et par fes fuccès dans les arts et dans les fciences, puiffe fe plaire à tant d'irrégularités monftrueufes, et voie fouvent encore avec plaifir d'un côté Céfar s'exprimant quelquefois en héros, quelquefois en capitan de farce; et de l'autre, des charpentiers, des favetiers, et des fénateurs même, parlant comme on parle aux halles.

Mais on fera moins furpris quand on saura que la plupart des pièces de Lopez de Vega et de Calderon en Espagne font dans le même goût. Nous donnerons la traduction de l'Héraclius de Calderon, qu'on pourra comparer à l'Héraclius de Corneille; on y verra le même génie que dans Shakespeare, la même ignorance, la même grandeur, des traits d'imagination pareils, la même enflure, des groffièretés toutes femblables, des inconféquences auffi frappantes, et le même mélange du béguin de Gilles et du cothurne de Sophocle.

Certainement l'Espagne et l'Angleterre ne fe font pas donné le mot pour applaudir pendant près d'un fiècle à des pièces qui révoltent les autres nations. Rien n'eft plus oppofé d'ail leurs que le génie anglais et le génie espagnol. Pourquoi donc ces deux nations différentes fe

réuniffent-elles dans un goût fi étrange? Il faut qu'il y en ait une raison, et que cette raison foit dans la nature.

Premièrement, les Anglais, les Espagnols, n'ont jamais rien connu de mieux. Secondement, il y a un grand fonds d'intérêt dans ces pièces fi bizarres et fi fauvages. J'ai vu jouer le Céfar de Shakespeare, et j'avoue que dès la première fcène, quand j'entendis le tribun reprocher à la populace de Rome fon ingratitude envers Pompée, et fon attachement à Céfar vainqueur de Pompée, je commençai à être intéressé, à être ému. Je ne vis ensuite aucun conjuré sur la scène qui ne me donnât de la curiofité; et malgré tant de disparates ridicules, je fentis que la pièce m'attachait.

Troifièmement, il y a beaucoup de naturel; ce naturel eft fouvent bas, groffier et barbare. Ce ne font point des romains qui parlent ; ce font des campagnards des fiècles paffés qui confpirent dans un cabaret; et Céfar, qui leur propose de boire bouteille, ne reffemble guère à Céfar. Le ridicule eft outré, mais il n'eft point languiffant. Des traits fublimes y brillent de temps en temps commè des diamans répandus fur de la fange.

J'avoue qu'en tout j'aimais mieux encore ce monftrueux fpectacle, que de longues confidences d'un froid amour, ou des raifonnemens de politique encore plus froids.

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Enfin, une quatrième raison, qui, jointe aux trois autres, eft d'un poids confidérable; c'eft que les hommes en général aiment le spectacle; ils veulent qu'on parle à leurs yeux; le peuple fe plaît à voir des cérémonies pompeufes, des objets extraordinaires, des orages, des armées rangées en bataille, des épées nues, des combats, des meurtres du fang répandu ; et beaucoup de grands, comme on l'a déjà dit, font peuple. Il faut avoir l'efprit très-cultivé, et le goût formé comme les Italiens l'ont eu au feizième fiècle et les Français au dix-feptième, pour ne vouloir rien que de raifonnable, rien que de fagement écrit, et pour exiger qu'une pièce de théâtre foit digne de la cour des Médicis ou de celle de Louis XIV.

Malheureusement Lopez de Vega et Shakefpeare eurent du génie dans un temps où le goût n'était point du tout formé ; ils corrompirent celui de leurs compatriotes, qui en général étaient alors extrêmement ignorans. Plufieurs auteurs dramatiques, en Espagne et en Angleterre, tâchèrent d'imiter Lopez et Shakespeare; mais n'ayant pas leurs talens, ils n'imitèrent que leurs fautes, et par là ils fervirent encore à établir la réputation de ceux qu'ils voulaient furpaffer.

Nous reffemblerions à ces nations fi nous avions été dans le même cas. Leur théâtre eft

refté dans une enfance groffière, et le nôtre a peut-être acquis trop de raffinement. J'ai toujours pensé qu'un heureux et adroit mélange de l'action qui règne fur le théâtre de Londres et de Madrid avec la fageffe, l'élégance, la nobleffe, la décence du nôtre, pourrait produire quelque chose de parfait, fi pourtant il eft poffible de rien ajouter à des ouvrages tels qu'Iphigénie et Athalie.

Je nomme ici Iphigénie et Athalie, qui me paraissent être de toutes les tragédies qu'on ait jamais faites, celles qui approchent le plus de la perfection. Corneille n'a aucune pièce parfaite; on l'excuse fans doute; il était prefque fans modèle et fans confeil; il travaillait trop rapidement ; il négligeait fa langue, qui n'était pas perfectionnée encore ; il ne luttait pas affez contre les difficultés de la rime, qui eft le plus pefant de tous les jougs, et qui force fi fouvent à ne point dire ce qu'on veut dire. Il était inégal comme Shakespeare, et plein de génie comme lui; mais le génie de Corneille était à celui de Shakespeare ce qu'un feigneur eft à l'égard d'un homme du peuple né avec le même efprit que lui.

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