Page images
PDF
EPUB

Voilà cette beauté des corps grecs nés d'un sang pur, fils d'une race libre et oisive, nourris dans les gymnases Aujourd'hui on forme encore des chevaux, mais point d'hommes. Les races sont mêlées; le travail manuel les a gâtées; l'éducation du corps consiste à passer dix heures par jour courbé sur un pupitre; il ne nous reste plus que celle de l'esprit. Aussi n'y a-t-il plus de sculpture, et la seule beauté est celle de la tête et de l'expression. Voyez à quoi Socrate attribue celle de Charmide :

« Il est naturel, Charmide, que tu l'emportes sur tous les autres. Car personne ici, je pense, ne pourrait montrer à Athènes deux autres maisons dont l'alliance puisse produire quelqu'un de plus beau et de meilleur que celles dont tu es issu. En effet, votre famille paternelle, celle de Critias, fils de Dropide, a été célébrée par Anacréon, Solon, et par beaucoup d'autres poètes, comme excellente en beauté, en vertu, et dans tous les biens où l'on met le bonheur. Et de même celle de ta mère: car personne ne parut plus beau ni plus grand que ton oncle Pyrilampe, toutes les fois qu'on l'envoyait en ambassade auprès du grand roi, ou auprès de quelque autre sur le continent. Cette autre maison ne le cède en rien à la première. Étant né de tels parents, il est naturel que tu sois en tout le premier. >>

Il a puisé aussi dans son noble sang les dons de l'esprit et de l'âme; ses compagnons disent qu'il est déjà philosophe et poète; et, pour prendre le mot d'Homère et de Platon, sa mère a engendré un homme heureux : car il a l'intelligence prompte, il n'est point orgueilleux de tant de grands avantages; sa modestie et sa beaute s'ornent l'une l'autre. Socrate lui demande s'il croit avoir déjà assez de sagesse. « Il rougit d'abord, et parut encore plus beau (car cette pudeur convenait à son âge); puis i

répondit d'une façon assez noble que, pour le présent, il ne lui était pas facile de répondre à ce qu'on lui demandait: « Car, si je dis que je n'ai pas de sagesse, d'abord il est « étrange de dire de telles choses sur soi-même; ensuite « je démentirais Critias et les autres qui, selon lui, me « trouvent sage. Si je dis que je le suis et si je me loue « moi-même, cela choquera peut-être, de sorte que je ne « sais que te répondre. » Il élude ainsi une question difficile, et, dans tout le reste de l'entretien, il ne demeure pas au-dessous de lui-même. Il suit fort bien une discussion subtile, et propose des définitions assez solides. Un moment on voit sur ses lèvres un fin sourire, lorsque, par une ironie détournée et légère, il engage son cousin Critias à prendre sa place, et le livre aux réfutations de Socrate; l'esprit est la dernière parure de sa beauté.

On a dû remarquer le calme de ces discours. Cette tranquillité n'exclut pas l'élan ni l'enthousiasme; elle n'est que la sérénité d'un esprit qui sans effort trouve le vrai, se déploie sans précipitation et jouit de sa force. Les personnages ne s'interrompent pas les uns les autres;. les auditeurs de Socrate suivent tous les détours de la discussion sans la håter. Ils s'attardent volontiers aux digressións qu'il y mêle; ils sont de loisir. Lorsqu'ils parlent, ils laissent couler leurs pensées du ton le plus simple et le plus aisé, sans chercher l'esprit ou l'éloquence; ils suivent la pente unie où ils glissent, sans se presser ni se retenir; ils s'abandonnent à leur nature, qui est belle et qui fait tout bien.

Il me semble que les statues antiques qui nous restent sont un commentaire de ce tableau. Elles expriment, comme les dialogues, la perfection de la race, le plein développement, la jeunesse et l'heureuse sérénité des

âmes. Je nontrerais au musée celle de Charmide1. La beauté du corps est merveilleuse, svelte et fort, d'une proportion exquise. Ces sculpteurs n'eussent jamais fait I'Ève massive ni les trois Grâces charnues de Raphaël. Il est nu, debout, la tête un peu inclinée sur la poitrine, l'air sérieux et calme, immobile comme un être qui se laisse vivre; l'attitude est d'une noblesse étonnante; il semble au-dessus de toute agitation. La tête n'est pas plus expressive que le reste du corps; le spectateur n'est pas attiré, comme dans les figures modernes, par la pensée du front, par la passion du regard ou des lèvres. On contemple aussi volontiers ces pieds agiles et cette forte poitrine que ce beau visage; on est aussi heureux de sentir ce corps vivre que de voir cet esprit penser. La nature humaine ne s'est pas en lui, comme chez nous, développée toute d'un côté; elle est encore en équilibre; elle jouit de ses sensations autant que de ses sentiments, et de sa vie physique autant que de sa vie morale. Les Grecs honorent l'athlète vainqueur comme le poète ou le philosophe, et les combats de force et d'agilité, qui sont chez nous les divertissements de la populace, sont chez eux une fête de la nation. Le corps nu est chaste comme tous les vrais antiques. Ce qui rend la nudité impudique, c'est l'opposition de la vie du corps et de celle de l'âme. La première étant abaissée et méprisée, on n'ose plus en montrer les actions ni les organes. On les cache; l'homme veut paraître tout esprit. Ici, il ne rougit de rien et trouve beau tout ce qui est naturel. Enfin ces yeux sans prunelle conviennent à une tête qui n'est pas expressive. Leur sérénité divine ne descend pas jusqu'à l'action et

1. Collection des plâtres, derrière les statues du Parthénon, à droite, près du colosse.

n'a pas besoin de regard. Peu à peu, en contemplant la statue, on devine son âme. On se rappelle le sérieux profond et le regard vague des chevaux de noble race qui paissent l'herbe et s'arrêtent un instant, levant la tête vers le voyageur qui passe. Une vie sourde se déroule silencieusement dans cet esprit calme; il ne raisonne pas, il rêve; de lentes images passent en lui, comme la suite des nuages sur le bleu lumineux du ciel. Mais, qu'on considère l'ovale pur et fier de ce visage, on verra que ce jeune homme qui repose est un soldat de Périclès et un disciple de Platon.

Revue de l'Instruction publique, 13 septembre 1855.

M. MICHELET

I

RENAISSANCE1.

M. Michelet revient à sa grande œuvre, l'Histoire de France; il en écrit la plus grande époque, le xvie siècle. Le moment serait opportun pour juger l'œuvre; il vaut mieux définir l'auteur.

Kant disait que nos idées viennent en partie des choses, en partie de nous-mêmes; que les objets, en frappant notre esprit, y trouvent une forme innée; que cette courbure originelle altère l'image reçue, et qu'ainsi notre vérité n'est pas la vérité. Il s'est trouvé que cette doctrine était une supposition en philosophie; il se trouve qu'elle est une règle en critique. Nos facultés nous mènent; nos talents nous égarent ou nous instruisent; notre structure primitive nous suggère nos erreurs et nos découvertes. Décomposer un esprit, c'est démêler en abrégé et d'avance ses découvertes et ses erreurs.

M. Michelet est un poète, un poète de la grande espèce;

1. Tome VII de l'Histoire de France.

« PreviousContinue »