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« Quand j'écoute Socrate, le cœur me bat encore plus qu'aux Corybantes. Je verse des larmes lorsqu'il parle, et je vois beaucoup d'autres en faire autant. Souvent même ce Marsyas m'a touché au point que la vie que je mène me paraissait insupportable. Et tu ne diras point, Socrate, que ceci n'est pas vrai: car, en ce moment même, je sens bien que si je voulais te prêter l'oreille, je n'y résisterais point, et je serais ému comme d'ordinaire. Il me contraint d'avouer qu'ayant besoin de beaucoup de choses, je me néglige moi-même pour m'occuper des affaires des Athéniens. Aussi je m'enfuis de force, comme d'auprès des Sirènes, me bouchant les oreilles, afin de ne pas vieillir assis à côté de lui. J'éprouve devant lui une chose dont personne ne me croirait capable, la honte. Je rougis devant lui seul: car, je le sens moi-même, je ne puis rien lui opposer, ni dire que je ne dois pas faire ce qu'il me conseille; et pourtant, quand je l'ai quitté, je succombe au désir d'être honoré par le peuple. Je l'évite donc, comme fait un esclave fugitif, et, quand je le vois, je rougis de ce que je lui ai confessé. Souvent je serais content qu'il ne fût plus parmi les hommes. Mais je sais bien que, si cela arrivait, j'en serais encore plus fàché; de sorte que je ne sais comment faire avec cet homme. »

Cette hésitation d'un noble caractère à demi-gâté exprime en abrégé les sentiments incertains d'un peuple balancé entre la sagesse nouvelle et la corruption nouvelle; car jamais mère ne se reconnut mieux dans les traits de son fils que la Grèce dans ceux d'Alcibiade.

Cébès,

Mais il en est d'autres que leur excellent naturel a préservés, ou que la philosophie a déjà « mordus » Glaucon, Adimante, Agathon qui pourtant aime trop les beaux discours riants et fleuris, et, parmi les raisonnements, s'oublie à cueillir les roses poétiques. Le plus ardent de tous est Apollodore. Il pousse sa passion à l'extrême, suit en tous lieux Socrate, se remplit de ses actions et de ses discours, et ne croit pas qu'il y ait une autre vie digne d'un homme.

«Lorsque je parle ou que j'entends parler sur la philosophie, outre le profit que j'y ai, je ressens un plaisir extraordinaire. Mais, lorsque ce sont d'autres discours, surtout les vôtres, vous riches et gens d'affaires, je me mets en colère, et j'ai pitié de vous et de vos amis, qui croyez faire quelque chose de bon et ne faites rien qui vaille. Peut-être, de votre côté, me trouvez-vous malheureux, et il me semble que vous pensez vrai. Pour moi, non seulement je pense, mais je sais certainement que vous l'êtes. Tu es toujours le même, Apollodore; tu dis toujours du mal de toi et des autres. Il me semble vraiment qu'excepté Socrate, tu trouves tout le monde malheureux, à commencer par toi. D'où as-tu reçu ton surnom de Furieux, je n'en sais rien, moi. Mais dans tes discours, tu es toujours le même, irrité contre toi et contre les autres, sauf Socrate. >>

Get emporté d'Apollodore continuerait sa diatribe si on ne l'arrêtait. D'autres, plus âgés, sont plus calmes; Phèdre, par exemple, qui pourtant est passionné pour les discours, et en demande à tout le monde. Socrate le raille joliment sur sa manie. Ces conversations grecques sont toutes françaises, légères, vives, piquantes, et pourtant pleines d'aménité et d'obligeance, sauf les moments où elles tournent brusquement à l'enthousiasme et au dithyrambe. C'est le vol sinueux et agile d'une abeille. qu'un coup de vent emporte tout à coup dans le ciel.

◄ O Phèdre, si je ne connais pas Phèdre, je me suis oublié moi-même. Mais ce n'est ni l'un ni l'autre, et je sais bien que Phèdre, lorsqu'il a écouté les discours de Lysias, ne l'a pas écouté une fois seulement, mais l'a fait répéter plusieurs fois, et celui-ci a obéi volontiers. Tout cela n'a pas suffi à Phèdre. Il a fini par emporter le cahier, afin d'y revoir ce qu'il aimait le plus. Assis depuis ce matin, il n'a pas fait autre chose; puis, fatigué, il est allé se promener. Et par le chien! il savait déjà

le discours, j'imagine, à moins qu'il ne fût extrêmement long. Il est sorti des murs afin de le méditer. Puis, ayant rencontré un homme qui a la manie des discours, il s'est réjoui de ́le voir venir, espérant avoir un compagnon d'enthousiasme, et l'a obligé d'avancer avec lui. L'amateur de discours le priant de parler, il a fait des façons comme s'il n'en avait pas envie, tandis que, s'il n'avait pas eu d'auditeur, il l'aurait, à la fin, forcé de l'être. Ainsi, Phèdre, supplie-toi toi-même de faire ce que, de toute manière, tu feras tout à l'heure. »

Mais Phèdre raille aussi agréablement que Socrate; et, quand il voit que son ami refuse d'improviser un discours sur l'amour, il reprend contre lui ses propres paroles:

« Ne me force pas à dire à mon tour : « 0 Socrate, si je ne << connais pas Socrate, je me suis oublié moi-même » ; et encore: « Il avait envie de parler, mais il faisait des façons. » Songe bien que nous ne nous en irons pas d'ici, avant que tu n'aies dit ce que tu as confessé avoir dans le cœur. Nous sommes seuls, dans un lieu désert; je suis le plus fort et le plus jeune. Comprends donc bien ce que je dis, et ne prends pas le parti de parler par force, quand tu peux parler de bon gré. »

On est étonné de trouver la philosophie si peu pédante et si naturelle. On ne lui a point vu ailleurs cette malice spirituelle ni ces grâces simples. On connaissait une vieille ridée, habitante des bibliothèques, les yeux attachés sur des in-folio jaunis. La voilà jeune, souriante, une couronne sur la tête, au bord de l'llissus. « Par Junon, dit Socrate, quel bel endroit pour se reposer! Comme ce platane est haut et touffu! et l'agnus-castus, comme il est grand et que son ombrage est beau! Il est dans sa fleur et parfume toute la place! Et, sous le pla

tane, coule la plus agréable source de l'eau la plus fraîche, comme on en peut juger en y trempant les pieds. C'est un lieu consacré aux nymphes et au fleuve Achélous, à ce qu'il semble par les statues et les figures. Vois aussi, je te prie, comme l'air qui souffle ici est suave et tout à fait doux. Il sent l'été et retentit du bruissement des cigales. Mais ce qu'il y a de plus agréable est le gazon en pente douce, en sorte qu'étant couchés notre tête séra très bien. Ainsi tu nous as parfaitement conduits, mon cher Phèdre. >>

Phèdre n'est pas moins passionné qu'Apollodore pour la science. Il dit que ce ne serait pas la peine de vivre si l'on n'avait le plaisir des discours. Il s'élève aux pensées les plus nobles, parmi les rires du Banquet, et loue l'amour, guide de la vie hounête, qui n'enseigne que le beau et le bien.

Mais le philosophe voulait peindre un esprit tout philosophique; il a montré dans Théétète l'auditeur qu'il aurait choisi. Ce jeune homme est géomètre, et, selon la méthode de Platon, passe peu à peu de la notion des figures à la contemplation des pures idées. Déjà, de tous côtés, il cherche la science, embarrassé d'une foule de doutes qui ne retiennent point les esprits ordinaires, et particulièrement des contradictions de la nature sensible. Il a lu les livres de Protagoras, mais il n'en est point satisfait. Il sent que, sous les apparences qui sans cesse s'écoulent, est un fond stable. Derrière les phénomènes « qui roulent entre le néant et l'être », il entrevoit les formes fixes et les lois éternelles. Enfin il suit sans se fatiguer, et avec une pénétration singulière, le philosophe éléate qui l'interroge sur les matières les plus abstraites. Du seul elan de son esprit, il est déjà monté dans la région des

intelligibles. Aussi voyez quel éloge fait de lui son maître, le grave et sage Théodore.

« Ce jeune homme, Socrate, n'est pas beau, et, soit dit sans t'offenser, il te ressemble, ayant le nez relevé et les yeux à fleur de tête, mais cela un peu moins que toi. Sache que, de tous ceux que j'ai rencontrés (et j'en ai connu un très grand' nombre), je n'en ai jamais vu un seul si merveilleusement doué. Car, avoir comme lui une facilité singulière pour apprendre, une douceur extrême, et avec cela un courage qui ne le cède à celui de personne, je n'ai jamais vu, je ne vois nulle part tant de qualités dans un seul caractère. Ceux qui, comme lui, sont vifs, pénétrants, et ont une bonne mémoire, sont la plupart du temps précipités dans leurs désirs, ballottés et emportés comme des navires sans lest, et plutôt bouillants que courageux. Au contraire, ceux qui ont plus de constance dans le caractère abordent lourdement les sciences et oublient vite. Pour lui, il va parmi les sciences et les recherches sans heurt, d'une course unie, rapide, aussi doucement que l'huile qui coule sans bruit, tellement que tu l'admirerais de le voir faire ainsi à son âge. »

Cet endroit est, je crois, le seul où Platon ne mette pas ensemble la beauté et la jeunesse; un artiste comme lui cherche toujours à les unir; c'est le plaisir de son imagination; elle s'y porte comme une plante vers la lumière et trouve le portrait de Charmide, le dernier et le plus parfait.

« Il me parut admirable pour la taille et pour la beauté. Tout le monde fut frappé et troublé lorsqu'il entra. Qu'il fit cette impression sur nous autres hommes, cela était moins étonnant ; mais je remarquai que, parmi les enfants aussi, personne ne regardait autre part, pas même les plus petits, et que tous le contemplaient comme une statue. >>

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