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ments inconnus et bientôt perdus. C'est dans ces salons que s'épanouit pour la première et la dernière fois la, frêle fleur de la politesse; elle commençait à se faner dès la fin du siècle; Saint-Simon et La Bruyère trouvaient déjà les jeunes gens grossiers.

Journal des Débats, 13 novembre 1856.

MADAME DE LA FAYETTE

Jupiter, disent les vieux poètes, a le tonneau des maux à sa droite et le tonneau des biens à sa gauche; mais les deux mains ne vont qu'ensemble, et, quand l'une puise, l'autre puise aussi. J'ai admiré les jeunes gens de Platon; mais, pour vingt mille citoyens, il y avait à Athènes deux cent mille esclaves. L'aristocratie, sous Louis XIV, n'a pas manqué de vices: mais ene n'a manqué ni d'ėlėgance, ni de grâces, ni même de vertus.

La Princesse de Clèves, le plus beau roman du siècle, en offre aux yeux toutes les beautés. C'est une femme qui parle; il est naturel qu'elle ait bien choisi; d'ailleurs elle faisait un roman. Les Mémoires de Saint-Simon sont un grand cabinet secret, où gisent entassées sous une lumière vengeresse les défroques salies et menteuses dont s'affublait l'aristocratie servile. Le petit livre de madame de la Fayette est un écrin d'or où luisent les purs diamants dont se parait l'aristocratie polie. Après avoir ouvert le cabinet, il est à propos d'ouvrir l'écrin.

Involontairement, pour entendre ce roman, on se transporte dans quelque grand hôtel, aux environs de la place

1. La Princesse de Clèves.

Royale, celui du Carnavalet, par exemple, et l'on aperçoit dans un haut salon, entre les panneaux sculptés et ornés de peintures, la noble et aimable conteuse entourée d'une cour d'amis. Elle parle, mais en grande dame, avec le sentiment secret de sa dignité et de la dignité de ceux qui l'écoutent. Son style imite sa parole; elle présente au public les personnages de son livre comme elle présenterait à ses amis les hôtes de son salon. Les compliments graves coulent naturellement de ses lèvres, et l'imagination se trouve portée comme dans un monde sublime, au spectacle de tant de perfections et de splendeurs. « Jamais cour, dit-elle, n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement faits. Il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu'elle donne de plus beau dans les plus grandes, princesses et dans les plus grands princes. Le roi de Navarre attirait le respect de tout le monde par la grandeur de son rang et par celle qui paraissait en sa personne. Le chevalier de Guise, qu'on appela depuis le grand prieur, était un prince aimé de tout le monde, bien fait, plein d'esprit, plein d'adresse, et d'une valeur célèbre par toute l'Europe. Le pritice de Condé, dans un petit corps peu favorisé de la nature, avait une âme grande et hautaine, et un esprit qui le rendait aimable aux yeux même des plus belles femmes. Le duc de Nevers, dont la vie était glorieuse par la guerre et par les grands emplois qu'il avait eus, quoique dans un âge un peu avancé, faisait les délices de la cour. Il avait trois fils parfaitement bien faits.... » Je m'arrête; les louanges et les respects ne s'arrêtent point. De ces habitudes de salou, naissait le style noble que nous admirons et que nous avons perdu. Quand aujourd'hui Alfred de Musset met en scène les grands seigneurs, il a beau être le

plus délicat et le plus charmant esprit de notre siècle, il leur prête des phrases de plébéien et d'artiste mal appris. Ses comtes et ses marquises eussent choqué chez madame de la Fayette. Si une femme avait lâché ce mot : « Vous autres, hommes à la mode, vous n'êtes que des confiseurs déguisés1», on l'aurait trouvée boutiquière. Si un homme eût dit à une femme, en se jetant à ses genoux « Je vais vous faire une déclaration vieille comme les rues et bête comme une oie », on l'eût mis à la porte en lui répondant : « Monsieur, je n'écoute pas de pareilles ordures. » Son dialogue moqueur, brusque, rempli d'images osées et inventées coup sur coup, aurait effarouché les gens, comme un feu d'artifice tiré à l'improviste et à brûle-pourpoint entre les pieds dorés de leurs fauteuils. Madame de la Fayette et ses hôtes ne supposaient pas qu'il y eût au monde des confiseurs ni des oies. Des festins somptueux, des ameublements magnifiques, des palais réguliers, des princes et des princesses d'une âme grande et d'une contenance majestueuse, voilà les souvenirs où puisait leur style. En tout temps le langage copie la vie; les habitudes du monde forment les expressions des livres; comme on agit, on écrit. Rien d'étonnant si une société de grands seigneurs, hommes du monde, a inventé le plus beau style qui ait paru.

Ce style est aussi mesuré que noble; au lieu d'exagérer, il atténue. Madame de la Fayette n'élève jamais la voix. Son ton uniforme et modéré n'a point d'accent pas sionné ni brusque. D'un bout à l'autre de son livre brille

1. Il faut qu'une porte soit ouve te ou fermée.

2. Le mot est de Molière; Mme de Sévigné l'eût hasardé, Mme de la Fayette en aurait peut-être eu bear.

une sérénité charmante; ses personnages semblent glisser au milieu d'un air limpide et lumineux. L'amour, la jalousie atroce, les angoisses suprêmes du corps brisé par la maladie de l'âme, les cris saccadés de la passion, le bruit discordant du monde, tout s'adoucit et s'efface, et le tumulte d'en bas arrive comme une harmonie dans la région pure où nous sommes montés. C'est que l'excessif choque comme le vulgaire; une société si polie repousse les façons de parler violentes; on ne crie pas dans un salon. Mme de la Fayette ne s'abandonne pas, comme un artiste et comme une actrice; elle se contient, comme une grande dame et comme une femme du monde. D'ailleurs, même à demi-mot, surtout à demi-mot, ses hôtes l'entendent. Ce sont les nerfs grossiers ou les esprits obtus qui veulent des éclats de voix; un sourire, un tremblement dans l'accent d'une parole, un mot ralenti, un regard glissé suffisent aux autres. Ceux-là devinent ce qu'on ne dit pas et entendent ce qu'on indique. Leur délicatesse et leur promptitude aperçoivent, à l'instant et sans peine, ce qu'on dissimule ou ce qu'on n'achève pas. Ils comprennent ou imaginent les transports et les tempêtes cachés sous les phrases régulières et calmes. Ils ne veulent pas les voir; ils les entrevoient, et, au même moment, ils en détournent leurs yeux; ils veulent rester maîtres d'eux-mêmes. Ils se sentent en spectacle, ils redouteraient d'être troublés par des peintures trop véhémentes. Leur finesse n'en a as besoin, leur dignité en a peur, leur bon goût s'en écarte. Lorsque Mme de Chartres mourante appelle sa fille pour lui dire adieu, elle lui parle du déplaisir qu'elle a de la quitter. Lorsque Mme de Clèves avoue enfin à M. de Nemours ce qu'elle sent pour lui, une demi-phrase

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