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qu'on ne peut exprimer, le spectacle de ces fiers légistes (qui osent nous refuser le salut) prosternés à genoux et rendant à nos pieds un hommage au trône, tandis que, nous étant assis et couverts, sur les hauts sièges, aux côtés du même trône, ces situations et ces postures, si grandement disproportionnées, plaident seules avec tout le perçant de l'évidence la cause de ceux qui véritablement et d'effet sont laterales regis contre ce vas electum du tiers état. Mes yeux fichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouraient tout ce grand banc à genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée qui ne finissait que par le commandement du roi par la bouche du garde des sceaux, vil petit-gris qui voudrait contrefaire l'hermine en peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds. » Qui songe à rire de ces pédanteries latines et de ces détails de costumier? L'artiste est une machine électrique chargée de foudres, qui illumine et couvre toute laideur et toute mesquinerie sous le pétillement de ses éclairs; sa grandeur consiste dans la grandeur de sa charge; plus ses nerfs peuvent porter, plus il peut faire; sa capacité de douleur et de joie mesure le degré de sa force. La misère des sciences morales est de ne pouvoir noter ce degré; la critique, pour définir Saint-Simon, n'a que des adjectifs vagues et des louanges banales; je ne puis dire combien il sent et combien il souffre; pour toute échelle, j'ai des exemples, et j'en use. Lisez encore celui-ci ; je ne sais rien d'égal. Il s'agit de la conduite du duc de Bourgogne après la mort de sa femme. Quiconque a la moindre habitude du style y sent, non seulement un cœur brisé, une âme suffoquée sous l'inondation d'un désespoir sans issue, mais le roidisse

ESSAIS DE CRITIQUE,

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ment des muscles crispés et l'agonie de la machine physique qui, sans s'affaisser, meurt debout: « La douleur de sa perte pénétra jusque dans ses plus intimes moelles. La piété y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacrifice fut entier, mais il fut sanglant. Dans cette terrible affliction, rien de bas, rien de petit, rien d'indécent. On voyait un homme hors de soi, qui s'extorquait une surface unie, et qui y succombait. »>

Ce genre d'esprit s'est déployé en Saint-Simon seul et sans frein; de là son style, « emporté par la matière, peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer ». Il n'était point homme d'Académie, discoureur régulier, ayant son renom de docte écrivain à défendre. Il écrivait seul, en secret, avec la ferme résolution de n'être point lu tant qu'il vivrait, n'étant guidé ni par le respect de l'opinion, ni par le désir de la gloire viagère. Il n'écrivait pas sur des sujets d'imagination, lesquels 'dépendent du goût régnant, mais sur des choses personnelles et intimes, uniquement occupé à conserver ses souvenirs et à se faire plaisir. Toutes ces causes le livrèrent à lui-même. Il violenta le français à faire frémir ses contemporains s'ils l'eussent lu; et aujourd'hui encore il effarouche la moitié des lecteurs. Ces étrangetés et ces abandons sont naturels, presque nécessaires; seuls ils peignent l'état d'esprit qui les produit. Il n'y a que des métaphores furieuses capables d'exprimer l'excès de la tension nerveuse; il n'y a que des phrases disloquées capables d'exprimer les soubresauts de la verve inventive. Quand il peint les liaisons de Fénelon et de Mme Guyon, en disant que « leur sublime s'amaigama », cette courte image, empruntée à la singularité et à la violence des affinités chimiques, est un éclair.

Quand il montre, chez les courtisans joyeux de la mort de Monseigneur, « un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne à travers le soin de se tenir et de se composer, un vif, une sorte d'étincelant autour d'eux qui les distinguait malgré qu'ils en eussent », cette expression folle est le cri d'une sensation; s'il eût mis « un air vif, des regards étincelants », il eût effacé toute la vérité de son image; dans sa fougue, le personnage entier lui semble pétillant, entouré par la joie d'une sorte d'auréole. Nul ne voit plus vite et plus d'objets à la fois; c'est pourquoi son style a des raccourcis passionnés, des idées explicatives attachées en appendice à la phrase principale, étranglées par le peu d'espace, et emportées avec le reste comme par un tourbillon. Ici cinq ou six personnages sont tracés à la volée, chacun par un trait unique. « L'après-dînée nous nous assemblâmes; M. de Guéméné reva à la Suisse, à son ordinaire; M. de Lesdiguières, tout neuf encore, écoutait fort étonné; M. de Chaulnes raisonnait en ambassadeur, avec le froid et l'accablement d'un courage étouffé par la douleur de son échange, dont il ne put jamais revenir. Le duc de Béthune bavardait des misères, et le duc d'Estrées grommelait en grimaçant sans qu'il en sortit rien. » Ailleurs, les mots entassés et l'harmonie imitative impriment dans le lecteur la sensation du personnage. « Harlay aux écoutes tremblait à chaque ordinaire de Bretagne, et respirait jusqu'au suivant. » La phrase file comme un homme qui glisse et vole effaré sur la pointe du pied. Plus loin, le style lyrique monte à ses plus hautes figures pour égaler la force des impressions. «La mesure et toute espèce de décence et de bienséance étaient chez elle dans leur centre, et la plus exquise superbe sur son trône. » Cette

même phrase, qu'il a cassée à demi, montre, par ses deux commencements différents, l'ordre habituel de ses pensées. Il débute, une autre idée jaillit, les deux jets se croisent, il ne les sépare pas et les laisse couler dans le même canal. De là ces phrases décousues, ces entrelacements, ces idées fichées en travers et faisant saillie, ce style épineux tout hérissé d'additions inattendues, sorte de fourré inculte où les sèches idées abstraites et les riches métaphores florissantes s'entre-croisent, s'entassent, s'étouffent et étouffent le lecteur. Ajoutez des expressions vieillies, populaires, de circonstance ou de mode, le vocabulaire fouillé jusqu'au fond, les mots pris partout, pourvu qu'ils suffisent à l'émotion présente, et, par-dessus tout, une opulence d'images passionnées dignes d'un poète. Ce style bizarre, excessif, incohérent, surchargé, est celui de la nature elle-même; nul n'est plus utile pour l'histoire de l'âme; il est la notation littérale et spontanée des sensations.

Un historien secret, un géomètre malade de corps et d'esprit, un bonhomme rêveur, traité comme tel, voilà les trois artistes du XVIIe siècle. Ils faisaient rareté et un peu scandale. La Fontaine, le plus heureux, fut le plus parfait; Pascal, chrétien et philosophe, est le plus élevé ; Saint-Simon, tout livré à sa verve, est le plus puissant et le plus vrai.

Journal des Débats, 31 juillet, 3 et 6 août 1856.

FLECHIER

MÉMOIRES SUR LES GRANDS JOURS1.

On sait que les Grands Jours étaient des assises extraordinaires que des commissaires, envoyés par le roi, tenaient dans les provinces mal réglées pour y rétablir l'ordre. Fléchier, « prédicateur du roi », solide poète latin, agréable poète français, homme du monde, vint en 1665 aux Grands Jours d'Auvergne avec le fils de M. de Caumartin, dont il était précepteur. Il écrivit ce récit pour les personnes de sa société, récit fort exact, très mondain, assez fleuri, parfois un peu leste, peinture des mœurs provinciales et de la politesse parisienne, dont les contrastes véridiques et involontaires indiquent une révolution qui s'achève : une aristocratie de petits tyrans, hommes d'action, devient un salon de courtisans lettrés et bien mis.

I

Fléchier vit les derniers à l'épreuve, et il faut avouer qu'ils travaillaient bien. Dans ce pays de montagnes, sans 1. Édition Chéruel.

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