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sujet à une colique néphrétique; il a le visage décharné, te teint verdâtre et qui menace ruine il fait marner sa terre et compte que, de quinze ans entiers, il ne sera obligé de la fumer.... Il fait bâtir dans la rue*** une maison en pierres de taille, raffermie dans les encoignures par des mains de fer.... » Pourquoi ce choix. de détails familiers et de petits faits exacts tels qu'on en rencontre journellement autour de soi? Parce qu'ils sont les seuls qui soient frappants. Les traits généraux sont vagues, et, pour maîtriser l'attention du lecteur, La Bruyère, comme Balzac, est obligé de le toucher au vif par des traits particuliers, tirés de la vie réelle et des circonstances vulgaires. Ce genre s'appelle aujourd'hui réalisme. Tout à l'heure, nous avons vu dans La Bruyère un éloge du peuple, des réclamations en faveur des pauvres, une satire amère contre l'inégalité des conditions et des fortunes, bref les sentiments qu'on appelle aujourd'hui démocratiques. N'est-il pas curieux de trouver ce goût littéraire dans un ami de Boileau, et ces inclinations politiques dans un professeur de M. le Duc?

Ce style énergique, cette imagination ardente et féconde, indiquent un cœur passionné et achèvent le portrait. Si l'on essaye de se figurer La Bruyère, on voit un homme capable de sentir et de souffrir, qui a senti et qui a souffert, attristé par l'expérience, résigné sans être calmė, qui méritait beaucoup et s'est contenté de peu, dont l'âme aurait pu se prendre à quelque grande occupation, et qui s'est rabattu sur l'art d'écrire, sans que la littérature ouvrît à sa passion et à ses idées une issue assez large. «Un homme, dit-il quelque part, né chrétien et Français, se trouve contraint dans la satire; les grands

sujets lui sont défendus. Il les entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses qu'il relève par la beauté de son génie et de son style. » Là est sa dernière tristesse et son dernier mot.

Revi de l'Instruction publique, 1er février 1855.

PHILOSOPHIE RELIGIEUSE

CIEL ET TERRE, PAR JEAN REYNAUD1.

Combien de gens dans le monde, demi-croyants, demisceptiques, essayent de concilier les vérités qu'ils ont apprises avec les traditions qu'ils n'ont point oubliées! On flotte entre la religion et la philosophie; on aime à la fois l'obéissance et l'indépendance; on est fidèle aux idées modernes, mais on ne veut point rompre avec les idées anciennes, et l'on souhaite involontairement qu'une main heureuse ou habile, accordant les deux puissances rivales, rétablisse la paix dans l'esprit de l'homme. Que la religion abandonne des prétentions surannées et que la philosophie renonce à des négations téméraires; que toutes deux se réunissent en une doctrine aimable et vraisemblable; que les deux méthodes, se rapprochant et prenant l'homme chacune par la main, le conduisent, comme deux bons génies, vers la vérité promise, puisqu'il ne veut ni désavouer l'une ni quitter l'autre, et puisqu'il s'attache à ses deux guides avec un égal amour. Là-dessus, quelques chrétiens font un pas vers la philo

1. Cet article est le premier que M. Taine ait fait paraître dans la Bevue des Deux-Mondes.

sophie, et plusieurs philosophes font six pas vers le christianisme. Entre tous les projets qu'on échange, celui de M. Jean Reynaud nous paraît un des plus dignes d'attention et d'estime; car il exprime un penchant de l'esprit public, et mérite à ce titre d'être examiné tout au long.

M. Jean Reynaud est un mathématicien, jadis saintsimonien, qui, après avoir commencé avec M. Pierre Leroux une sorte d'encyclopédie, vient de rassembler et de développer ses opinions philosophiques en un corps régulier de doctrines. Son livre témoigne d'une instruction abondante et d'une vaste curiosité; on y respire un grand et paisible amour de l'humanité, une ferme confiance en l'avenir, un sentiment de générosité sincère. L'auteur a la charité, la foi et l'espérance; il habite de cœur dans ces astres qu'il destine aux migrations et au perfectionnement des âmes; il console les hommes en leur parlant de la providence de Dieu et de l'harmonie des mondes. Mais il évite de tomber dans la sensibilité rêveuse et féminine; il garde le ton d'un philosophe et ne prend pas celui d'un enthousiaste; il discute sans aigreur et il attaque sans haine. S'il combat ses adversaires, ce n'est point pour les détruire, mais pour se les concilier. Le style du livre, par son mouvement uni et par son ampleur extrême, convient à la gravité de la pensée et à la dignité du sujet. Si l'on y rencontre un petit nombre de termes étranges et un nombre assez grand d'exclamations inutiles, on y trouve plus d'une fois des pages éloquentes dont Bernardin de Saint-Pierre ne désavouerait pas l'accent ému et imposant. L'auteur est un de ces hommes dont on loue les intentions, dont on voudrait louer la doctrine, et que l'on réfute en regrettant de le

réfuter. Nous l'avons loué en douze lignes, nous allons le critiquer en quinze pages. C'est que son mérite est visible et sa doctrine persuasive. La brièveté de nos louanges, comme l'étendue de nos critiques, est une preuve de notre estime et de son talent.

I

Deux choses sont à remarquer dans le livre de M. Jean Reynaud le but, qui est la conciliation de la philosophie et de la religion; la méthode, qui est l'habitude d'affirmer sans preuve. Considérons tour à tour le but et la méthode, et voyons en premier lieu si le but que s'est proposé M. Reynaud peut être atteint.

L'auteur de Ciel et Terre juge' que depuis deux cents ans l'astronomie, la physique, la géologie, l'histoire naturelle et l'histoire ont transformé l'idée qu'on se faisait de la nature, et que l'idée ainsi acquise doit à son tour aujourd'hui transformer les dogmes chrétiens. Mais il juge en même temps que les anciennes croyances contiennent autant de vérité que les découvertes modernes, que la tradition et l'autorité ont les mêmes droits à notre foi que l'examen et l'expérience, et que, loin de jeter la religion à terre, il faut en faire la première pierre du nouvel édifice. Pressé entre deux méthodes et deux doctrines, il ne peut se résoudre à sacrifier ni l'une ni l'autre ; il emploie toute son érudition et toute sa dialectique à les accorder. Des deux personnages qu'il met en scène, le théologien arrive ordinairement le premier et exposé la croyance de l'Église. Le philosophe écoute respectueusement, admet le fond du dogme, puis présente

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