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XENOPHON

L'ANABASE.

Quand on a passé un mois a re des revues, des livres sérieux, des articles graves, des dissertations de philosophie ou d'histoire, on s'éveille un matin avec l'envie de n'en plus lire. On prend une échelle, on monte au plus haut de sa bibliothèque, on tire à soi un volume de mémoires, ceux de Montluc, par exemple, et l'on feuillette la bataille de Cerisoles ou le siège de Sienne. Ces grands coups de pique et ces beaux coups d'arquebuse font plaisir à voir. A cheval, par monts et par vaux, parmi les surprises, les régalades, les aubades, les spectacles nouveaux, les dangers inattendus, dans les villes parées d'Italie, dans les vignes dorées du Languedoc, on respire en plein air, aux fanfares des trompettes, et l'on comprend une autre vie que la nôtre. On comprend en même temps un autre esprit, plus naïf et moins nourri d'idées, mais plus viril et muni d'idées plus nettes; et l'on sent comme un souffle de santé et de jeunesse qui perce à travers notre civilisation artificielle, nos paperasses imprimées et nos vieux bouquins.

Les Grecs ont aussi leurs mémoires, plus poétiques

encore et plus naturels. Républicains, exempts du point d'honneur et des habitudes chevaleresques, très raisonneurs, très lettrés, inventeurs des arts et des sciences, ils savaient agir avec autant de hardiesse que nos aventuriers, avec plus de concorde que nos gentilshommes, et, de plus, ils savaient écrire. Par-dessus tout, ils avaient les plus beaux sujets. L'Asie valait l'Amérique, et Artaxerxès valait mieux que Montézuma. J'ai relu l'Anabase de Xénophon, et avec tant de plaisir que je demande la permission d'en citer et d'en commenter quelques pages. Rien de plus curieux que cette armée grecque, république voyageuse qui délibère et qui agit, qui combat et qui vote, sorte d'Athènes errante au milieu de l'Asie, avec ses sacrifices, sa religion, ses assemblées, ses séditions, ses violences, tantôt en paix, tantôt en guerre, sur terre et sur mer, dont chaque événement éprouve et révèle une faculté et un sentiment. Mais la beauté du style surpasse encore l'intérêt du récit. Supposez que chez nous la science eût été laïque en naissant, et que quelque bon génie nous eût délivrés de la scolastique; probablement la civilisation moderne aurait commencé quatre siècles. plus tôt, et nos premiers chroniqueurs auraient atteint dans leur naïveté le style parfait du xviie siècle. C'est ce qui alors arrivait en Grèce; Platon, infiniment plus hardi et plus inventif que Descartes, a des familiarités et des grâces d'enfant, et Xénophon, le politique, le philosophe, le moraliste, l'historien, est aussi simple qu'un conteur du moyen âge. Je le traduirai mot pour mot, et je le laisserai parler presque toujours. Il s'expliquera luimême, et la différence de son style et du nôtre marquera, mieux qu'un commentaire, la différence des deux civilisations.

Il faut appliquer à Xénophon ce mot de Mme de Launay « Son esprit n'emploie ni tours, ni figures, ni tout ce qui s'appelle invention. Frappé vivement des objets, il les rend comme la glace d'un miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans rien changer » Le contraste est d'autant plus frappant que notre langue d'aujourd'hui s'est chargée de métaphores, de termes abstraits, de tournures convenues, et que, sous l'invasion de la philosophie et de la poésie, elle a perdu une partie de sa justesse et de sa clarté; si on voulait exprimer celle de Xénophon par une image, on devrait la comparer à l'eau d'un ruisseau au sortir de la source, encore sans mélange, légère et limpide, plus belle que lorsqu'elle sera grossie et troublée par le progrès de son cours. Voici comme il commence, et une page de lui en dira plus que toutes les comparaisons. On entre à l'instant en matière. Xénophon ne parle pas de lui-même; point de réflexions générales; rien que des faits, exposés avec autant de naïveté que de concision :

Après que Darius fut mort et Artaxerxès établi roi, Tissapherne calomnie Cyrus, disant qu'il complote contre son frère; celui-ci se laisse persuader, et fait saisir Cyrus pour le tuer. Mais leur mère, ayant obtenu sa grâce, le renvoie dans son gouvernement. Après ce danger et cet outrage, Cyrus cherche le moyen de n'être plus soumis à son frère, et, s'il peut, de régner à sa place. Leur mère Parysatis l'y poussait, l'aimant mieux que le roi Artaxerxès. Dès ce moment, personne de chez le roi ne vint voir Cyrus, sans partir mieux disposé pour Cyrus que pour le roi. Quant aux barbares de son gouvernement, il avait soin de les rendre bons soldats et affectionnés pour lui. Il levait des troupes grecques le plus secrètement possible, afin de surprendre le roi plus à l'improviste. Voici comme il les rassemblait : dans toutes les villes

nil avait garnison, il ordonnait aux chefs de prendre des soldats péloponésiens les meilleurs et le plus nombreux qu'ils pourraient, disant que Tissapherne avait des desseins contre elles. En effet, les villes ioniennes étaient une ancienne possession de Tissapherne, données par le roi, et en ce moment, sauf Milet, elles s'étaient toutes remises à Cyrus. Tissapherne, pressentant qu'à Milet on complotait la même défection, tua les uns, bannit les autres. Cyrus, ayant accueilli les fugitifs et levé une armée, assiégeait Milet par terre et par mer, et tȧchait de ramener les bannis; et c'était pour lui encore un autre prétexte de rassembler une armée. Il avait envoyé vers le roi pour lui dire qu'étant son frère, il devait avoir ces villes plutôt que Tissapherne; et leur mère prenait son parti. En sorte que le roi ne se doutait pas de l'entreprise préparée contre lui, et croyait que son frère se ruinait en armées pour combattre Tissapherne: aussi n'était-il pas fâché de les voir en guerre. D'ailleurs Cyrus lui envoyait les tributs des villes qui se trouvaient aux mains de Tissapherne.

Dans la Chersonèse, qui est en face d'Abydos, il rassemblait une autre armée de la manière que voici : Cléarque le Lacédémonien était banni; Cyrus l'ayant rencontré, l'admira fort et lui donna dix mille dariques. Celui-ci leva une armée avec cet or, et faisait la guerre dans la Chersonèse, attaquant les Thraces qui habitent au-dessus de l'Hellespont, et aidant les Grecs en sorte que les villes de l'Hellespont contribuaient volontairement de leur argent pour nourrir son armée. Voilà encore une armée que Cyrus entretenait sans qu'on le sût. Aristippe le Thessalien était son hôte. Opprimé chez lui par ceux de la faction contraire, il va vers Cyrus et lui demande la solde de deux mille soldats pour trois mois, afin de venir à bout de ses adversaires. Cyrus lui donne celle de quatre mille soldats pour six mois, et le prie de ne point faire la paix avec ses adversaires, avant d'en avoir consulté avec lui. De cette façon, il entretenait secrètement une autre armée en Thessalie. Il ordonna à Proxénos le Béotien, son hôte, de lever le plus d'hommes qu'il pourrait, et de venir, disant qu'il voulait marcher contre les Pisidiens qui inquiétaient son territoire. Enfin il ordonna à Sophonétos le Stymphalien et à Socrate l'Achéen, qui étaient aussi ses hôtes, de venir avec le plus

d'hommes qu'ils pourraient, afin d'attaquer Tissapherne de concert avec les bannis de Milet. Et ils firent ainsi.

Ainsi préparé, Cyrus se mit en marche sous prétexte de faire la guerre aux Pisidiens. Il avait une grande armée de barbares, et ses troupes grecques rejoignaient son camp à mesure qu'il avançait. Ces Grecs n'étaient pas des mercenaires affamés et obligés de se vendre pour vivre. Ils étaient venus par esprit d'aventure, attirés par le grand renom de Cyrus; plusieurs avaient quitté leurs enfants, d'autres avaient fui de chez leurs parents; ils allaient en Asie, comme les premiers navigateurs dans le nouveau monde, espérant gagner gloire et fortune. Arrivé en Phrygie, Cyrus fit leur dénombrement dans un grand parc que Xerxès avait planté en revenant de Grèce après sa défaite; et il trouva onze mille hommes pesamment armés, et deux mille hommes d'infanterie légère.

Le livre est un journal de marches, sans commentaires, ce qui lui donne un air de vérité frappant. Les Grecs traversent un pays rempli de lieux célèbres, et ces souvenirs répandent sur leur voyage un singulier intérêt c'est le fleuve près duquel Apollon vainquit Marsyas; c'est la fontaine aux bords de laquelle Midas enivra le satyre; à Peltoe, Xénias l'Arcadien sacrifie à Pan, donne des jeux et propose en prix des strigiles d'or; leurs traditions mythologiques les suivent, et l'antique poésie orne le paysage de ses aimables mensonges. De petits faits intéressants rompent l'uniformité du journal et peignent aux yeux les objets et à l'esprit les mœurs. La reine de Cilicie vint trouver Cyrus avec de grands trẻsors, et le pria de lui montrer son armée. Ils regardaient les troupes défiler, dit Xénophon, Cyrus sur un char, la

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