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sont arrivées à travers les siècles, et sont entrées en nous avec notre intelligence et notre sang. Il n'y a pas en nous une idée ni un sentiment dont on ne puisse montrer le trajet et la source. Cette habitude d'analyse vient du xvir siècle; cette liberté de penser a commencé à la Renaissance; cette profonde source de tristesse a été creusée par le moyen âge; cette idée de Dieu naquit en Judée; cette subtilité logique se retrouve au berceau de la race, au fond de l'Inde.

L'histoire entière a contribué à fabriquer l'être que vous êtes; et le passé revit ainsi, conservé dans le présent. Il intéresse donc autant que le présent; il intéresse mille fois davantage. Car ces facultés et ces passions, mesquines en chacun de nous, deviennent sublimes dans les grands hommes et dans les grandes masses. Elles reçoivent l'ampleur du génie qui les porte, ou du siècle qu'elles régissent. Celle-ci a créé une religion en Judée; celle-là, un empire à Rome; cette autre, une philosophie en Grèce; celles-ci, un monde entier dans la Chine et dans l'Inde. Elles sont les divinités du monde humain, toujours vivantes, partout agissantes, sources de toute beauté et de toute harmonie; elles donnent la main au-dessous d'elles à d'autres puissances, filles de la même race, maîtresses de la matière, comme elles le sont de l'esprit; et toutes ensemble forment le chœur invisible dont parlent les vieux poètes, qui circule à travers les êtres, et par qui palpite l'univers éternel.

Ce spectacle me paraît noble; la méthode est l'instrument qui le fournit; cet instrument, fabriqué par Aristote et Hégel, mérite seul qu'on le défende; je n'ai que des pardons à demander pour l'ouvrier.

Janvier 1858.

ESSAIS

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DE CRITIQUE

ET D'HISTOIRE

CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE'

Cette édition est fort exacte, très complète, très bien faite. Elle renferme toutes les variantes, une lettre inėdite de La Bruyère, sa biographie, plusieurs jugements portés sur lui par ses contemporains et par les nôtres, et quantité de notes, renseignements et commentaires. Ajoutez qu'elle est bien imprimée, d'un joli format, et qu'on a le plaisir des yeux avec le plaisir de l'esprit. Les pensées sont comme les hommes; elles ont besoin pour plaire d'être bien vêtues, et le livre fait valoir l'auteur.

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Pourquoi cependant le commentateur conserve-t-il certain genre de notes qui aurait dû disparaître avec La Harpe? « Idée ingénieuse, »> << mot profond,» << tour spirituel, etc. Le lecteur quitte le texte avec dépit pour des observations pareilles; il était en conversation avec

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1. Nouvelle édition par Adrien Destailleur.

ESSAIS DE CRITIQUE.

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un penseur et tombe au bas de la page sur un grammairien. Le contraste est subit, choquant, et, au bout de quelques lignes, on a soin de ne plus s'y exposer. On laisse le commentateur au rez-de-chaussée, et on reste avec l'auteur au premier étage. Ces sortes de remarques se font dans les classes, lorsque le professeur explique un écrivain à des élèves novices ou bornés. Ils ouvrent de grands yeux, gravent dans leur mémoire « la bonne expression », et font la ferme résolution de l'employer à l'occasion prochaine. Ne traitez pas le public en écolier; on est trop vieux, à trente ans, pour retourner au collège. On veut juger par soi; on n'aime pas à s'entendre dire magistralement que tel passage est beau. Un commentateur n'est pas en chaire; son office est de rassembler les documents qui peuvent éclairer le lecteur, de rapprocher du texte les faits contemporains, de montrer par des citations les causes des idées et des sentiments de l'auteur, de replacer le livre parmi les circonstances qui l'ont produit: ces renseignements donnés, il se retire; le lecteur arrive, profite de ces recherches et juge comme il lui convient.

De là un second reproche certaines notes étaient de trop, et certaines notes manquent. Il y avait trop de remarques grammaticales; il y a trop peu de remarques historiques. Et quel écrivain plus que La Bruyère a besoin d'être commenté par l'histoire? « Les Caractères ou les mœurs de ce siècle », tel est son titre, et ce titre indique que les anecdotes et les traits de mœurs authentiques peuvent seuls rendre l'expression vraie à ses figures et transformer ses tableaux en portraits. Je n'en veux donner qu'un seul exemple. « Qui considérera. dit La Bruyère, que le visage du prince fait

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toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints. » Ouvrez les lettres adressées à Mme de Maintenon. « Ma situation est triste, lui dit la princesse de Montauban ; mais j'en serai contente si vous avez la bonté de me consoler un peu en me menant à Marly ce voyage; en voilà trois de suite de passés sans que le roi y ait mené la triste princesse de Montauban. » — « Le roi, écrit le maréchal de Villeroi, me traite avec une bonté qui me rappelle à la vie; je commence à voir les cieux ouverts: il m'a accordé une audience. >> << Pardonnez-moi, madame, dit le duc de Richelieu, l'extrême liberté que je prends d'oser vous envoyer la lettre que j'écris au roi, par où je le prie à genoux qu'il me permette de lui aller faire de Ruel quelquefois ma cour; car j'aime autant mourir que d'être deux mois sans le voir. » On trouvait avant ces citations la phrase de La Bruyère trop violente; après ces citations, on la trouve faible. L'éloquence du langage languit toujours auprès de l'éloquence des faits. Que de commentaires semblables à tirer de Saint-Simon, de Dangeau, de Mme de Sévigné, de Bussy-Rabutin, de tant de Mémoires et de tant de lettres, chaque jour plus nombreux, qui démasquent l'histoire officielle et révèlent enfin l'histoire vraie! Il n'est pas un écrivain du grand siècle qui ne puisse être renouvelé aux yeux du public par ce genre de critique; c'est celle dont M. Villemain, M. Sainte-Beuve et tous nos maîtres ont donné l'exemple, et il est imprudent, quand on peut marcher dans une voie large et nouvelle, de rétrograder jusqu'au sentier oublié où l'abbé Le Batteux herborisait parmi les synecdoches et les métonymies.

Au reste, le commentateur a donné sur la vie de La Bruyère plusieurs détails intéressants, et l'on peut, grâce à lui, se figurer assez nettement le caractère de ce grand artiste, dont les écrits sont si connus et dont la personne l'est si peu. Il fut avant tout honnête homme c'est l'opinion de Boileau, de Saint-Simon et de tous les contemporains. La vertu était pour lui un devoir de charge; un moraliste immoral est le pire des charlatans. Il vécut dans une sorte de retraite, et, s'il fut homme du monde, il regarda la scène sans devenir acteur. « On me l'a dépeint, dit l'abbé d'Olivet, comme un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres, ne cherchant ni ne fuyant le plaisir, toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître, poli dans ses manières et sage dans ses discours, craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit. » Ce dernier trait est de trop; mais les autres représentent bien l'homme d'esprit désabusé du monde, ayant appris à se réprimer et à s'abstenir, et n'ayant plus d'autre plaisir que de lire et d'ob

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« Il était, dit Saint-Simon, fort désintéressé. Il se contenta toute sa vie d'une pension de mille écus que lui faisait M. le Duc, à qui il avait enseigné l'histoire, et ne chercha pas à tirer parti de son livre. » « Il venait presque journellement, dit M. Formey, s'asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés et s'amusait avec une enfant fort gentille, fille du libraire, qu'il avait prise en amitié. Un jour, il tire un manuscrit de sa poche et dit à Michallet: Voulez-vous imprimer ceci? (C'étaient les Caractères.) Je ne sais si vous y trou

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