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ble; mais je luy jure, sur tout ce que j'ay de conscience, l'avoir sceu et veu tel, tout consideré, qu'à peine par souhait et imagination pouvois je monter au delà, tant s'en faut que je lui donne beaucoup de compaignons.

Je vous supplie treshumblement, monsieur, non seulement prendre la generale protection de son nom, mais encores de ces dix ou douze vers françois, qui se jectent comme par necessité à l'abry de vostre faveur1: car je ne vous celeray pas que la publication n'en ait esté differee apres le reste de ses œuvres 2, sous couleur de ce que, par de là 3, on ne les trouvoit pas assez limez pour estre mis en lumiere. Vous verrez, monsieur, ce qui en est ; et par ce qu'il semble que ce jugement regarde l'interest de tout ce quartier ici", d'où ils pensent qu'il ne puisse

1. M. Viollet Le Duc, dans le Catalogue de sa Bibliothèque, où il porte d'ailleurs sur La Boëtie un jugement contestable et un peu rapide, puisqu'il confond les sonnets fort distincts qui ont été publiés par Montaigne dans les OEuvres de son ami, et ceux qu'il a insérés dans ses propres Essais, signale avec raison (p. 230) comme fort rares, les exemplaires de La Boëtie qui renferment ces vers français.

2. Le privilége donné à l'imprimeur, pour publier les œuvres de La Boëtie, est de 1570; et le frontispice des vers français porte la date de 1572. La cause du délai apporté dans la publication semblera donc expliquée par cette phrase. On voit en outre, par les frontispices distincts des œuvres précédentes de notre auteur et du cahier des vers français, que celui-ci ne parut que quelque temps après les autres.

3. Sous-ent. la Loire; c'est-à-dire, au cœur de la France, dans les provinces centrales, qui en formaient la partie la plus littéraire et surtout la plus classique. 4. Ce pays, cette contrée-ci....

rien partir en vulgaire qui ne sente le sauvage et la barbarie1, c'est proprement vostre charge, qui, au rang de la premiere maison de Guyenne, receu de vos ancestres, avez adjousté du vostre le premier rang encores en toute façon de suffisance2, maintenir non seulement par vostre exemple, mais aussi par l'auctorité de vostre tesmoignage, qu'il n'en va pas tousjours ainsi. Et ores que le faire soit plus naturel aux Gascons que le dire, si est ce qu'ils s'arment quelquesfois autant de la langue que du bras, et de l'esprit que du cœur.

De ma part, monsieur, ce n'est pas mon gibbier' de juger de telles choses; mais j'ay ouy dire à personnes qui s'entendent en sçavoir, que ces vers sont non seulement dignes de se presenter en place marchande; mais d'avantage, qui s'arrestera à la beauté

1. Dans notre langage vulgaire, en français; ailleurs, toutefois, Montaigne se montre, dans les Essais, beaucoup plus et même beaucoup trop disposé à passer condamnation sur ce point: v. II, 17, et III, 5.

2. On sait que ce mot avait alors uniquement le sens de capacité.

3. Quoique.... Loysel, Dialog. des adv., 3o conf. : «ores qu'il eust eu dispense.... >>

4. On a cru souvent caractériser mieux l'esprit gascon, en disant tout le contraire.

5. Mon affaire, eût-il pu dire vulgairement; mais Montaigne a préféré avec raison cette expression qu'il a plus d'une fois employée, et qui rappelle <«<le genereux terrein de nos chasses,» si heureusement exploité par luimême et par tout le xvIe siècle.

6. En matière de goût, de lettres: Nicot semble autoriser cette acception, en traduisant, « le sçavoir des sciences qu'on a, » par litteratura.

7. Pour quiconque s'arrêtera, si l'on s'arrête tour dégagé que nous avons perdu.

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et richesse des inventions, qu'ils sont, pour le subject, autant charnus, pleins et moëlleux, qu'il s'en soit encores veu en nostre langue. Naturellement chasque ouvrier se sent plus roide1 en certaine partie de son art; et les plus heureux sont ceux qui se sont empoignez2 à la plus noble : car toutes pieces esgalement necessaires au bastiment d'un corps' ne sont pas pourtant esgalement prisables". La mignardise du langage, la doulceur et la polissure reluisent à l'adventure plus en quelques autres ; mais en gentillesse d'imaginations, en nombre de saillies, poinctes et traicts, je ne pense point que nuls autres leur passent devant. Et si faudroit il encores venir en composition de ce que ce n'estoit ny son occupation, ny son estude, et qu'à peine au bout de chasque an mettoit il une fois la main à la plume, tesmoing ce peu qu'il nous en reste de toute sa vie :

1. Fort....

2. On ne saurait trop regretter que ce terme énergique, repoussé par une fausse délicatesse, soit tombé dans le domaine de ces locutions populaires que la tyrannie de l'usage a condamnées.

3. A la perfection d'un ensemble, à l'achèvement d'un

tout....

4. Un de ces termes perdus qu'il faut remplacer aujourd'hui par une froide périphrase: susceptibles d'être prisées.

5. La perfection des détails, le soin de polir toutes les parties d'un ouvrage mot qui, portant sa signification avec lui, eût dû aussi être conservé.

6. Un ouvrage plein de poinctes et de traicts, c'était un ouvrage semé de traits d'esprits et d'inventions piquantes. Dans l'enfance du goût, trop souvent les meilleurs esprits se préoccupaient à l'excès des détails; et l'exemple contagieux de l'Italie avait mis en vogue la recherche des ornements frivoles.

7. Considérer que....

car vous voyez, monsieur, vert et sec1, tout ce qui m'en est venu entre mains, sans chois et sans triage, en maniere qu'il y en a de ceux mesmes de son enfance. Somme2, il semble qu'il ne s'en meslast, que pour dire qu'il estoit capable de tout faire : car au reste, mille et mille fois, voire en ses propos ordinaires, avons nous veu partir de luy choses plus dignes d'estre sceues, plus dignes d'estre admirees.

Voylà, monsieur, ce que la raison et l'affection, joinctes ensemble par un rare rencontre3, me commandent vous dire de ce grand homme de bien; et si la privauté que j'ay prinse de m'en adresser à vous, et de vous en entretenir si longuement, vous offense, il vous souviendra, s'il vous plaist, que le principal effect de la grandeur et de l'eminence, c'est de vous jecter en butte à l'importunité et embesongnement des affaires d'autruy. Sur ce, apres vous avoir presenté ma treshumble affection à vostre service, je supplie Dieu vous donner, monsieur, tresheureuse et longue vie.

De Montaigne, ce premier de septembre, mil cinq cens soixante et dix.

Vostre obeïssant serviteur,

MICHEL DE MONTAIGNE.

1. Tant pour le bois vert que pour le bois sec, c'està-dire en tout point locution proverbiale, devenue basse.

2. En résumé, en somme....

3. Au temps de Vaugelas, quelques-uns encore, dans certaines acceptions, faisaient ce substantif du masculin, quoiqu'à tort, suivant ce grammairien : v. la 14a Remarque, t. I, p. 129, 130.

4. Empêchement, embarras autrefois embesongner, occuper, embarrasser.

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