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LETTRE DE MONTAIGNE

A MONSIEUR DE FOIX',

ET

CONSEILLER DU ROY EN SON CONSEIL PRIVÉ, AMBASSADEUR DE SA MAJESTÉ PRES LA SEIGNEURIE DE VENISE.

Monsieur, estant à mesmes de vous recomman

:

1. Ce fut l'un des hommes les plus remarquables, l'un des plus complets et des plus dignes représentants du XVIe siècle. Sorti de l'illustre maison des comtes de Foix, il appartenait à cette élite de personnages vertueux et habiles qui luttèrent si énergiquement contre les malheurs publics; c'était un ami de L'Hospital: comme lui il puisait dans les lettres, avec des lumières pour son esprit, de nouvelles forces pour son âme. Il avait, de son époque, le goût curieux de l'érudition et l'ardeur infatigable pour l'étude on peut voir dans les Mémoires de l'historien De Thou, liv. I, combien ses loisirs mêmes étaient précieusement occupés. Un seul mot suffirait à son éloge : « Je ne le quittais jamais, a dit celui-ci, sans me sentir meilleur et plus disposé à pratiquer la vertu. » Versé dans la philosophie de Platon et d'Aristote, Paul de Foix ne le fut pas moins dans la science des lois et l'art des négociations. Tour à tour ambassadeur en Écosse, en Angleterre, en Italie et à Venise, il mérita bien, surtout dans cette dernière mission, de son roi et du pays. Par une juste récompense de ses éclatants services, il venait d'être nommé archevêque de Toulouse, lorsqu'il mourut en 1584, à Rome, dans des sentiments de piété conformes à sa vie ; il avait 56 ans. Entre les Lettres de Pasquier, on en remarque deux qui lui sont adressées, l'une, « pour lui recommander un sien fils, » l'autre, où «< il loue et remercie Dieu de quoy ce seigneur a esté receu et promeu à l'archevesché de Tolose; » VII, 1 et 4.

der et à la posterité la memoire de feu Estienne de La Boëtie, tant pour son extreme valeur que pour la singuliere affection qu'il me portoit, il m'est tombé en fantasie1 combien c'estoit une indiscretion de grande consequence et digne de la coerction de nos loix, d'aller, comme il se fait ordinairement, desrobbant à la vertu la gloire, sa fidele compaigne, pour en estrener3, sans chois et sans jugement, le premier venu, selon nos interests particuliers : veu que les deux resnes principales qui nous guident et tiennent en office, sont la peine et la recompense, qui ne nous touchent proprement, et comme hommes, que par l'honneur et la honte, d'autant que celles ici donnent droictement à l'ame, et ne se goustent que par les sentimens interieurs et plus nostres : là où les bestes mesmes se voyent aucunement capables de toute autre recompense et peine corporelle. En oultre, il est bon à veoir que la coustume de louer la vertu, mesmes de ceux qui ne sont plus, ne vise " pas à eux, ains qu'elle fait estat d'aiguillonner par ce moyen les vivans à les

1. Dans l'esprit, dans l'imagination : fantasy, en anglais, a conservé ce sens. Autrefois fantastiquer, imaginer; fantasier, chagriner; fantasieux, d'où fantasque, capricieux.

2. (Coercitio), répression....

3. Gratifier, du mot latin strena, que l'on trouve dans Suétone, Vies d'Oclave, c. 57, et de Caligula, e. 42.

4. On connaît l'épigramme de Marot « que le mot viser est bon langage. » Bien plus, suivant lui, comme on le voit dans ce passage,

User on en peut sous la ruse
De metaphore en maint endroict.

5. Se propose....

imiter comme les derniers chastimens sont employez par la justice plus pour l'exemple que pour l'interest de ceux qui les souffrent.

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Or le louer et le meslouer2 s'entrerespondans de si pareille consequence, il est malaysé à sauver que nos loix defendent" offenser la reputation d'autruy, et ce neantmoins permettent de l'ennoblir sans merite. Ceste pernicieuse licence de jecter ainsi”, à nostre poste, au vent les louanges d'un chascun, a esté autresfois diversement restreinte ailleurs ; voire à l'adventure ayda elle jadis à mettre la poësie en la malegrace' des sages. Quoy qu'il en soit, au moins ne se sçauroit on couvrir que le vice du du mentir n'y apparoisse tousjours tresmesseant à un homme bien nay, quelque visage qu'on lui donne.

1. Que pour ce qui concerne, pour punir....

2. Verbe fort rare; mais on avait à peu près, au XVI siècle, la liberté de rendre tous les verbes négatifs, en les faisant précéder de la syllabe mes.

3. On ne saurait expliquer comment, il est difficile de trouver bon....

4. Plus généralement, on disait alors, comme aujourd'hui, defendre de v. Nicot.

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5. Ainsin, lit-on dans plusieurs éditions de Montaigne, I'n étant ajoutée par euphonie; cette addition toutefois était très-rare, comme on le voit dans Nicot. « Ronsard, remarque celui-ci, dit aucunesfois ainsin, mais c'est à cause du carme (vers) : s'ainsin estoit ; c'est pour eviter la collision des vocales. »

6. A notre volonté, suivant notre caprice: v. p. 56, n. 3. 7. (Mala gratia), aujourd'hui disgrâce.

8. Ne saurait-on nier, s'empêcher de reconnaître....

9. Montaigne revient à cette pensée dans les Essais: «< C'est un vilain vice que le mentir, et qu'un ancien peint bien honteusement, quand il dit que c'est donner tesmoignage de mespriser Dieu, et quant et quant de

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Quant à ce personnage de qui je vous parle, monsieur, il m'envoye bien loing de ces termes : car le danger n'est pas que je luy en preste quelqu'une1 mais que je luy en oste; et son malheur porte que, comme il m'a fourny, autant qu'homme puisse, de tresjustes et tresapparentes occasions de louange, j'ay bien aussi peu de moyen et de suffisance pour le luy rendre je dis moy, à qui seul il s'est communiqué jusques au vif, et qui seul puis respondre d'un million de graces, de perfections et de vertus qui moisirent oisives au giron d'une si belle ame, mercy à l'ingratitude de sa fortune. Car la nature des choses ayant, je ne sçay comment, permis que la verité, pour belle et acceptable qu'elle soit d'elle mesme, si ne l'embrassons nous qu'infuse 3 et insinuee en nostre creance par les outils de la persuasion, je me treuve si fort desgarny et de credit pour auctoriser mon simple tesmoignage, et d'eloquence pour l'enrichir et le faire valoir, qu'à peu a il tenu que je n'aye quité là tout ce soing, ne me restant pas seulement du sien par où dignement je puisse presenter au monde au moins son esprit et son sçavoir.

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De vray, monsieur, ayant esté surprins de sa destinee en la fleur de son aage, et dans le train d'une tresheureuse et tresvigoreuse santé, il n'avoit pensé à rien moins qu'à mettre au jour des ouvrages qui deussent tesmoigner à la posterité quel il estoit craindre les hommes.... Or que peut on imaginer plus vilain que d'estre couard à l'endroict des hommes et brave à l'endroict de Dieu? » II, 18. Cf. Ibid., I, 9; et Charron, Sagesse, III, 10.

1. C'est-à-dire quelque louange....

2. Grâce à....

3. De l'ancien verbe infondre, verser, répandre.

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en cela; et à l'adventure estoit il assez brave1 quand il y eust pensé, pour n'en estre pas fort curieux. Mais enfin j'ay prins party 2 qu'il seroit bien plus excusable à luy d'avoir ensevely avecques soy tant de rares faveurs du ciel, qu'il ne seroit à moy d'ensevelir encores la cognoissance qu'il m'en avoit donnee. Et pourtant3 ayant curieusement recueilly tout ce que j'ay trouvé d'entier parmy ses brouillars et papiers espars çà et là, le jouet du vent et de ses estudes, il m'a semblé bon, quoy que ce fust, de le distribuer et de le despartir en autant de pieces que j'ay peu, pour de là prendre occasion de recommander sa memoire à d'autant plus de gens, choisissant les plus apparentes et dignes personnes de ma cognoissance, et desquelles le tesmoignage luy puisse estre le plus honorable: comme vous, monsieur, qui de vous mesme pouvez avoir eu quelque cognoissance de luy pendant sa vie, mais certes bien legiere pour en discourir la grandeur de son entiere valeur. La posterité le croira si bon luy sem

1. Brave, fier: ce terme est dérivé, suivant Nicot, «<de βράβης qui vient de βραβεύω, et signifie porter le signe de la victoire au poing, parce que comme les mieux faisans aux jeux Olympiques, ausquels le prix estoit distribué, s'en retournoient en pompe et haulte contenance; ainsi ceux qui sont pompeusement vestus, marchent en fiere contenance : » étymologie inadmissible. L'origine de ce mot est évidemment germanique.

2. Je me suis arrêté à cette pensée....

3. Partant, en conséquence: v. p. 299 n. 1.

4. Brouillons: cette acception du mot brouillars paraît être particulière à Montaigne; je ne l'ai trouvée ni dans Nicot ni ailleurs.

5. Pour apprécier d'après elle toute l'étendue de son mérite.... Discourir, outre le sens qu'il a conservé, avait alors celui de parcourir.

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