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IV.

C'estoit alors, quand, les chaleurs passees,
Le sale1 Automne aux cuves va foulant
Le raisin gras 2 dessous le pied coulant,
Que mes douleurs furent encommencees3.

Le paisan" bat ses gerbes amassees,

Et aux caveaux ses bouillans muis roulant,
Et des fruictiers son automne croulant,

1. Epithète dans le goût de la renaissance, qui se modelait, comme on sait, sur l'antiquité; Ovide avait dit : Stabat et autumnus calcatis sordidus uvis.

(Metam. II, 29; Fast., IV, 897.)

2. Pinguiaque impressis dispumant musta racemis.

(Manilius, Ast., III, 659.)

Cf. Virgile, Georg., II, 6; etc. On trouve aussi l'épithète de grasse heureusement employée par Racan, dans sa pièce des Douceurs de la vie champestre:

Il semble qu'à l'envy les fertiles montagnes,

Les humides vallons et les grasses campagnes
S'efforcent à remplir sa cave et ses greniers;

André Chénier l'applique à l'olive, dans son hymne à la
France:

La Provence....

Forme la grasse olive aux liqueurs savoureuses.

3. Encommencer, encommencement, où se reproduisait la première syllabe de incipere, seuls usités autrefois, avaient déjà beaucoup vieilli à cette époque, sans être tout à fait hors d'usage.

4. Paisan forme ici deux syllabes, grâce à la prononciation que le peuple lui a conservée dans plusieurs provinces, pêsan: cf. Regnier, Sal. IX, 108; XV, 51, etc. 5. Vers heureusement expressif.

6. C'est-à-dire, faisant trembler sa maison pendant l'automne sous le poids de la récolte des arbres fruitiers, sur

La Boëtie.

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Se venge lors des peines avancees'.

Seroit ce point un presage donné
Que mon espoir est desjà moissonné?
Non, certes, non: mais pour certain je pense,

J'auray, si bien à deviner j'entens,

Si l'on peut rien pronostiquer du temps2,
Quelque grand fruict de ma longue esperance.

V.

J'ay veu ses yeux perçans, j'ay veu sa face claire' (Nul jamais sans son dam" ne regarde les dieux);

chargeant sa maison du poids de ses récoltes. Ainsi Virgile, Georg., II, 517 :

Proventuque oneret sulcos atque horrea vincat.

Sur ce verbe crouller, crosler, crouler, autrefois actif et neutre, on peut voir M. Génin, Variat. du lang. franç., p. 337-339. Suivant lui, ce mot vient de l'italien crollare, et non pas, comme pense Nicot, du grec xpośw. Il ajoute même que notre vieille langue ne lui paraît pas avoir eu un seul mot dérivé du grec immédiatement. Ne peut-on pas alléguer, contre cette opinion, outre la fondation de Marseille et ses colonies, le séjour prolongé de nombreux Français à Constantinople, après que cette ville fût, en 1204, tombée au pouvoir des Latins? V. M. Fauriel, Histoire de la poésie provençale, t. 1, p. 198.

1. Prises à l'avant, auparavant; antérieures.... 2. Si l'on peut compter sur l'avenir....

3. V. pour cette expression, p. 339, n. 1.

4. Sans en être victime; c'est le tour latin : sine suo damno. Ainsi Du Bellay, dans la « description de la corne d'abondance,» nous parle du fleuve Achéloüs qui osa combattre Hercule,

Mais à son dam (préjudice) feit espreuve
De l'ennemy le plus puissant.

Cf. Régnier, Sat., VIII, 50; etc.

Froid, sans cœur me laissa son œil victorieux,

Tout estourdy du coup de sa forte lumiere1 :

Comme un surprins de nuict, aux champs, quand il esclaire, Estonné, se pallit2 si la fleche des cieux

Sifflant luy passe contre, et luy serre les yeux;

Il tremble, et voit, transy, Jupiter en cholere.

Dis moy, ma dame, au vray, dis moy, si tes yeux verts'
Ne sont pas ceux qu'on dit que l'amour tient couverts1?
Tu les avois, je croy, la fois que je t'ay veue;

Au moins il me souvient qu'il me fust lors advis

1. L'énergie de l'expression, la vivacité du coloris poétique distinguent cette strophe et la suivante.

2. Se pallir, devenir pâle, comme on disait alors se dormir, et aussi se sourire, forme que l'on peut regretter. 3. Cette comparaison paraît empruntée au Sonnet 115 de Pétrarque, mais La Boëtie l'a revêtue de beaucoup d'éclat et de force.

C'était la traduction des épithètes antiques yλauxós, yλavxõñıç, cœruleus, mieux exprimées toutefois par notre vieux mot pers. A en croire les poëtes, le XVIe siècle eut donc fort prisé les yeux verts: Marot, au début de la pièce sur l'Amour fugitif:

Le propre jour que Venus aux yeux verts;

et dans l'Histoire de Leandre et d'Ero, vers la fin: Tandis Ero avoit ses beaux yeux verts.

Tousjours au guet, vigilans et ouverts.

Pybrac, dans un petit poëme où il célèbre avec charme le bonheur d'un couple champêtre, nous parle aussi

De Minerve aux yeux verts...

4. Allusion au bandeau, qui, suivant la mythologie antique, couvrait les yeux du dieu d'amour. Ici ce sont les yeux de l'Amour lui-même, dont La Boëtie suppose la beauté armée, pour subjuguer le cœur des hommes. Cf. Pétrarque, Canz. 8, et Sonn. 118, 164.

Qu'amour tout à un coup, quand premier je te vis, Desbanda dessus moy et son arc et sa veue1.

VI.

Ce dit maint un de moy2: De quoy se plaind il tant,
Perdant ses ans meilleurs en chose si legere?
Qu'a il tant à crier, si encore il espere;

Et s'il n'espere rien, pour quoy n'est il content?

Quand j'estois libre et sain3, j'en disois bien autant :
Mais certes celuy là n'a la raison entiere,

Ains a le cœur gasté de quelque rigueur fiere,
S'il se plaind de ma plainte, et mon mal il n'entend.

Amour tout à un coup de cent douleurs me poingt,
Et puis lon m'advertit que je ne crie point.
Si vain je ne suis pas, que mon mal j'agrandisse,

A force de parler! s'on m'en peut exempter,

1. Ronsard, Amours de Cassandre:

Entre les rais de sa jumelle flamme,
Je veis Amour qui son arc desbandoit,
Et dans mon cœur le brandon espandoit.

2. Plus d'un parle ainsi de moi....

3. C'est le sens du latin sanus : Quand j'avais la santé de l'esprit, comme eût dit Montaigne; cf. du Bellay, Olive, s. 13.

4. Je ne suis pas assez insensé pour vouloir augmenter encore mon mal, etc.

5. Elision alors autorisée par l'usage. On élidait, à l'exemple des anciens, toute espèce de voyelles, et non pas seulement l'e muet, comme aujourd'hui ; Ronsard dans ses Eglogues:

Mais Margot pour t'amour ne sçauroit reposer.

Le même, dans ses Elegies:

Ou bien s'on est surprins, ce n'est que mocquerie.

Je quite les sonnets, je quite le chanter.

Qui me defend le dueil, celuy là me guarisse!

VII.

Quand à chanter ton los1 parfois je m'adventure,
Sans oser ton grand nom dans mes vers exprimer,
Sondant le moins profond de ceste large mer,
Je tremble de m'y perdre, et aux rives m'asseure2;

Je crains, en louant mal, que je te face injure.
Mais le peuple estonné d'ouïr tant t'estimer,
Ardant de te cognoistre, essaye à te nommer,
Et cerchant ton sainct nom ainsi à l'adventure,

Esblouï, n'attaint pas à veoir chose si claire;
Et ne te treuve point, ce grossier populaire,
Qui, n'ayant qu'un moyen, ne voit pas celuy là:

C'est que s'il peut tirer, la comparaison faite,
Des parfaites du monde une la plus parfaite,
Lors, s'il a voix, qu'il crie hardiment : la voylà3!

VIII.

Quand viendra ce jour là, que ton nom au vray passe Par France", dans mes vers? combien et quantes fois

1. (Laus) ta louange....

2. Souvenir de Properce : lui aussi suppose que la Muse l'avertit de ne pas quitter la rive, III, 3, v. 23:

Alter remus aquas, alter tibi radat arenas;

Tutus eris: medio maxima turba mari est.

3. Cf. Pétrarque, S. 12, 69 et 221.

4. Passera, volera véritablement à travers la France....

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