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POÉSIES FRANÇAISES.

MONTAIGNE

A MADAME DE GRAMONT, COMTESSE DE GUISSEN 2.

Madame, je ne vous offre rien du mien, ou parce qu'il est desjà vostre, ou pour ce que je n'y treuve rien digne de vous; mais j'ay voulu que ces vers3, en

1. Diane d'Andouins, fille unique de Paul d'Andouins, vicomte de Louvigny, mariée en 1567 à Philibert de Gramont, gouverneur de Bayonne, qui, en 1380, eut le bras emporté d'un coup de canon au siége de la Fère et mourut peu après des suites de cette blessure. Deux enfants naquirent de cette union, une fille et un fils: celui-ci fut père du célèbre chevalier de Gramont, dont Hamilton a écrit les mémoires. Gramont était une seigneurie dans la basse Navarre, et la famille, à laquelle elle appartenait, doit être distinguée, d'après le Dictionnaire de la noblesse et Moréri, de celle des Grammont, en Franche-Comté.

2. Ou de Guiche Guiche, suivant les mêmes autorités, était un domaine de cette branche de la maison des Gramont, qu'il ne faut pas confondre avec la maison de la Guiche c'est aujourd'hui le nom d'une ville du département des Basses-Pyrénées. On ne saurait au reste dire pourquoi Montaigne écrit Guissen, si ce n'est peut-être qu'il emploie la prononciation et l'orthographe gasconne.

3. Les vingt-neuf sonnets suivants de La Boëtie, produits suivant Montaigne (I, 27 à la fin) en la mesme saison de son aage, que le discours de la Servitude volonlaire. Ils formèrent, dans l'édition de 1588, le 28° chapitre du livre I des Essais plusieurs des éditions postérieures les supprimèrent, parce que, disait-on, ils avaient été imprimés avec les œuvres de La Boëtie : assertion erronée, les sonnets que Montaigne édita dans le livret des œuvres de son ami, étant tout à fait distincts de ceux

quelque lieu qu'ils se veissent, portassent vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'avoir pour guide cette grande Corisande d'Andoins1. Ce present m'a semblé vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France qui jugent mieux, et se servent plus à propos que vous de la poësie; et puis,

qu'on va lire. Illes avait écrits, eschauffé d'une belle ardeur, que Montaigne promettait à madame de Gramont de lui dire quelque jour à l'oreille, 1, 28; cette confidence en tout cas ne nous est point parvenue.

1. Andoins ou Andouins était une baronnie du Béarn, près de Pau. Quant à Corisande, Corisandre ou Corizandre, ce fut évidemment un surnom, mais dont le sens ou l'origine me sont demeurés inconnus, malgré beaucoup de recherches. Quoi qu'il en soit, c'est particulièrement sous cette dénomination que fut célèbre cette dame, comme le rappelle Hamilton, dans son épître au comte de Gramont :

Honneur des rives éloignées,
Où Corisandre vit le jour,
D'où vos errantes destinees

Sembloient vous bannir sans retour....

Veuve à 26 ans, Corisandre vit'à Bordeaux Henri IV, qui n'était encore que roi de Navarre; celui-ci touché de sa beauté, l'aima et fut payé de retour. Plus d'une fois il vint près d'elle se reposer de ses succès; il recourut même à ses conseils, et dut à son dévouement de précieux secours. Sa reconnaissance lui inspira, dit-on, la pensée de l'épouser; ce que la rude franchise de D'Aubigné l'empêcha de faire. On a publié plusieurs de ses lettres à Henri IV, dans le Mercure de France, 1765, dans 'Esprit de Henri IV, par Prault, 1770, etc. Pour plus de détails sur cette dame, cons. la Biographie universelle, t. XIX, p. 73, et Voltaire, Essai sur les mœurs, addit. au c. 174; surtout, le Recueil des lettres missives de Henri IV, par M. Berger de Xivrey, 1843, t. 11, p. 153 et suiv., 400, etc., et le feuilleton du Journal des Débats du 28 avril 1846.

qu'il n'en est point qui la puissent rendre vive et animee, comme vous faites, par ces beaux et riches accords de quoy, parmy un million d'autres beautez, nature vous a estrenee. Madame, ces vers meritent que vous les cherissiez : car vous serez de mon advis, qu'il n'en est point sorti de Gascoigne qui eussent plus d'invention et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d'une plus riche main1.

1. Extrait de la dédicace qui forme le début du ch. 28, des Essais, liv. I.

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