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nasquist, il semblera, ma femme, que nous soyons courroucez et desplaisans' de sa naissance. Or les deux ans d'entre deux, qui a esté le terme de sa vie, il ne faut point les tirer hors ny rabatre de nostre memoire; mais comme nous ayans apporté jouissance d'autant de faveur et de bien, les compter pour plaisir, et non pas reputer un bien court à grand mal, ny estre ingrats envers nostre fortune du present qu'elle nous a fait, pour ce qu'elle ne l'a pas augmenté de tant comme nous esperions. Car certainement on ne peut faillir à tirer un bel et plaisant fruict de dire tousjours bien et se contenter de ce que Dieu a voulu, et de prendre à gré, et sans se plaindre, ce que la fortune nous baille. Et en telles choses celuy qui rameine le plus à soy la souvenance des biens passez, et qui destourne et retire l'entendement

1. Fâchés et mécontents... «Nicole Gilles, en la Vie du Roy Loys III: Hue le grand jura qu'il courrouceroit le roy, c'est-à-dire l'en feroit marry et desplaisant.» Par cet exemple, tiré du Thresor, on voit quel était le sens ancien de desplaisant; on reconnaît de plus que courroucer avait autrefois la signification active. Remarquons encore, avec Nicot, que courroucé ne voulait pas dire seulement irrité, mais triste, peiné, comme «Il est grandement courroucé de ce qu'il n'a nuls enfans. » Etym.: cor roditur, ringitur; de même en italien: corrociare.

2. Ne pas envisager un bien passager, de courte durée, comme un.... Au centre de la France, dans la partie où se parlait le plus pur langage français, on disait plutôt : Réputer un homme savant, ou pour savant; réputer une chose pour mauvaise....

des choses qui le troublent et obscurcissent, pour le remettre en la partie de sa vie qu'il a trouvee la plus belle et la plus claire', c'est vrayement celuy là qui en esteint entierement sa douleur, ou pour le moins, l'affoiblit et l'amortit, la destrempant avecques la meslange2 de son contraire. Car tout ainsi que les onguens de bonne odeur resjouissent tousjours le sentiment, et si sont un preservatif contre les mauvaises senteurs; ainsi le pensement du bien receu sert encores de remede necessaire au mal qui survient, au moins à celuy qui ne fuit pas la memoire du bien passé, et ne prend pas plaisir d'accuser entierement de tout la fortune : de quoy nous nous debvons bien garder, et de vouloir calomnieusement blasmer la vie d'entre nous hommes pour quelque tache de malheur, une possible sans plus3, qui se treuve en elle, comme en un livre, tout le demourant estant

1. Brillante...: mot très-usité dans ce sens à l'époque de la Boëtie. Ainsi Marot célèbre, avec le ris de madame d'Allebret,

Son doulx parler, son clair teint, ses beaux yeux;

Il dit ailleurs, dans ses Epigrammes :

Le clair Phebus donne la vie et l'ayse....

2. Destremper, c'était, suivant l'explication de Nicot, ramollir, radoucir. Quant à meslange, on a dejà dit que ce mot était alors du féminin: v. p. 288, n. 1.

3. Peut-être une, et pas davantage....Sur ces considérations, cf. Arrien, Dissert. Epict., III, 24; Sénèque, de la Providence, c. 2, etc.

net et entier. Car il te souvient bien de m'avoir souvent ouy dire, que les changemens de fortune ne peuvent de guieres esbransler nostre vie, ny avec ses hazards elle ne luy sçauroit faire prendre grand sault'. Mais toute la felicité ne depend que d'une bonne et droicte resolution, parfaite et accomplie en une habitude ferme et asseuree'. Et encores s'il faut, à la façon de la plus part des hommes, se gouverner par ce qui est hors de nous, et s'il est besoing de conter3 ce que nous tenons de la fortune, et faire le

1. Imprimer une grave secousse, c.-à-d. la troubler gravement. La raison nous en est exposée dans ces belles paroles de Montaigne, I, 40. « La fortune ne nous fait ny bien ny mal; elle nous en offre seulement la matiere et la semence laquelle, nostre ame, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il luy plaist, seule cause et maistresse de sa condition heureuse et malheureuse. » Aussi, on le sait, l'auteur des Essais aimait-il mieux forger son âme que la meubler, III, 3. Cf. Charron. Sag., I, 18.

2. C'est qu'en effet, comme Montaigne le dit encore, I, 50, «<les choses à part elles (en elles-mêmes) ont peut estre leurs poids, mesures et conditions; mais au dedans, en nous, l'ame les leur taille comme elle l'entend... La santé, la conscience, l'auctorité, la science, la richesse, la beauté et leurs contraires se despouillent à l'entree et receoivent de l'ame nouvelle vesture et la teincture qu'il luy plaist... Nostre bien et nostre mal ne tient qu'à nous.» Nicolas Pasquier a rendu la même idée avec une certaine énergie (Lettres, I, 19): « La verité est que chascun est le forgeron de son bien et de son mal, et comme disoit quelqu'un: Mores cuique sui fingunt fortunam. » On peut voir dans les Observations de Wyttenbach, t. I, p. 774, 775, l'indication des textes anciens où ces considérations sont développées.

3. Compter: v. p. 159, n. 1.

peuple mesme juge de nostre bon heur', ne prens pas garde, je te prie, aux larmes et plaintes de ceux qui te visitent maintenant, lesquels par une mauvaise coustume on voit faire ainsi, ains combien ceux là mesmes admirent ton bon heur, à raison des enfans que tu as, et de la grandeur de nostre maison, et de ta vie. Et, sans doubte, ce seroit une chose merveilleusement desraisonnable, qu'il n'y aye2 celuy de ceux qui te voyent, qui ne prinst volontiers la condition en quoy tu es, encores avecques la charge de l'inconvenient dont toy et moy nous dueillons3, et que tu fusses seule à t'en plaindre et mescontenter. Et n'y a pas de raison que le mal mesme qui te picque ne te face sentir com

1. V. pour ce mot p. 22, n. 3.

2. V. sur cette orthographe, p. 121, n. 2.

3. On a déjà vu ce verbe se douloir, se doloir, être afligé, être dolent: je me deuls, tu te deuls, il se deult, nous nous doulons et deuillons, etc. Ronsard, dans ses Elegies: Lisez ces vers, madame, et vous verrez comment,

Et pour quoy je me deuls d'amour incessamment ; et Bonaventure des Periers, dans une pièce gracieuse adressée à la reine de Navarre :

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4. De même on disait autrefois mesconseiller, donner de mauvais conseils; mescroire, ne pas croire; mesaymer, haïr; mesparler, mal parler; se mesmarier, se mal marier (se mésallier); etc.

bien nous debvons à la fortune pour ce qu'il nous demeure. Certes ny plus ny moins qu'on a veu quelques uns qui se sont amusez à tirer les vers d'Homere où il y a quelque faute au commencement ou à la fin, laissans ce pendant passer sans y prendre garde tant de belles et grandes inventions', ainsi seroit il de toy, si tu voulois recercher curieusement les infortunes de ceste vie humaine, et pour le regard des biens qui te viennent à foison et à monceaux, tomber en la mesme maladie des avares et riches mechaniques', qui ayans amassé de l'argent de toutes parts, n'en usent point3 quand ils l'ont perdu.

Or si tu plains ta fille pour estre morte sans avoir esté marice et porter enfans*, tu as de l'autre costé de quoy te resjouir de ce qu'il n'y a aucun de ces biens là qui te defaillent, et dont tu ne sois participante : car ce seroit bien folie de penser que ces biens fussent grands,

1. V. le traité du Sublime, c. 27.

2. D'un esprit étroit, mesquin, d'un caractère sordide: v. p. 60, n. 3.

3. Ajoutez, d'après le texte de Plutarque: Quand ils l'ont en leur possession, et le regrettent et le pleurent... Peut-on attribuer à La Boëtie le non-sens qui résulte de cette omission inconcevable ?

4. Lucien fait une ingénieuse satire de ces regrets d'une tendresse aveugle: v. de Luctu, t. II, p. 922-934, surtout § 13, p. 928 de l'édit. cit.; cf. Valère-Maxime, II, 6 (ext. 13).

5. Car ces biens ne sont pas..., dit plus brièvement le

grec.

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