Page images
PDF
EPUB

LETTRE DE CONSOLATION1

DE PLUTARQUE A SA FEMME.

Plutarque à sa femme, bonne et heureuse vie.

L'homme que tu m'envoyas pour me porter les nouvelles du trespas de l'enfant se four

1. Un mot sur le genre des Consolations : pour plus de développements à ce sujet, on pourra voir les Observations de Wyttenbach sur Plutarque, Consol. ad Apollonium, pars I, p. 695 et suiv. — « Il me semble, observe Diderot dans sa Vie de Sénèque, § 41, que la Consolation est un genre d'ouvrage peu commun chez les anciens, et tout à fait négligé des modernes. Nous louons les morts qui ne nous entendent pas; nous ne disons rien aux vivants qui s'affligent à nos côtés. Cependant, à quoi l'homme éloquent peut-il mieux employer son talent qu'à essuyer les larmes de celui qui souffre; à l'arracher à sa douleur, pour le rendre à ses devoirs; à le réconcilier avec la vie, avec ses parents, avec ses amis, par la considération du bien qui lui reste à faire...?» L'objet de cette composition est ici heureusement défini; mais le premier point avancé est fort contestable. Ce genre, en effet, que l'on peut dire si nécessaire à l'homme, ne lui a manqué jamais, non plus que les sentiments de douleur auxquels il s'adresse: nous le voyons cultivé, dès les temps les plus reculés, par les poëtes; ensuite il entre dans le domaine de la philosophie, dont il forme l'une des parties les plus importantes; Sénèque (Epist., 95) et Cicéron (Tuscul., I, 48; III, 10, 22, 31, 34; IV, 29, V. 9; etc;) nous en font connaître de nombreuses et de très-antiques applications. Vers l'établissement de l'empire, et de plus en plus depuis cette époque, il a compté surtout d'illustres représen

voya', à mon advis, sur chemin, en venant à Athenes; mais je l'entendis2 à Tanagre, quand j'y fus arrivé. Quant à l'enterrement, je croy

tants; on connaît l'élégie d'Ovide ou de Pédon à Livie; Sénèque lui-même a écrit trois Consolations, dont deux font autant d'honneur à l'élévation de son âme qu'à celle de son génie. Les noms de Dion Chrysostome (Or., XVI et XXX), après lui, d'Aristide (Or., XI), de Dion Cassius, ( XXXVIII, 18), de Boëce, etc., rappellent en outre des ouvrages analogues et remarquables qui obtinrent plus ou moins de célébrité. Plutarque, par son traité de l'Exil, et par sa Consolation à Apollonius, paya tribut au goût de son temps; mais avec cette dernière œuvre en particulier, qui date de sa jeunesse, et trahit le rhéteur dans plusieurs passages, il ne faut pas confondre la lettre consolatoire dont la traduction va suivre. Elle mérite, entre ses travaux, une place à part. Ici, ce n'est plus un écrivain, un sophiste, c'est un homme que nous allons entendre. Celui qui cherche à endormir la souffrance, souffre aussi, et son émotion n'a rien de factice; c'est l'épanchement vrai des sentiments qui oppressent son cœur. Dans tout ce morceau se révèle l'affection du père et de l'époux qui ne cherche pas à étaler sa science et son esprit, mais à soulager des maux qu'il partage; qui s'efforce de soutenir, en ayant besoin de soutien lui-même; et fait preuve, dans cette délicate entreprise, d'autant de prudence et de réserve que de dévouement et de tendresse.

1. Henry Estienne, Precellence, p. 119, au sujet de ce mot, « prie de considerer comment nostre langage a bien sceu s'ayder de quelques petites particules latines pour faire des excellens verbes composez. L'une d'icelles est foras: car quand, pour exemple, de voye, il eut fait envoyer, renvoyer, convoyer, il adjousta se forvoyer, fourvoyer, comme si on disoit aller for la voye, estant for pour foras; » suivent des considérations curieuses sur l'emploi et le sens de cette particule for dans notre ancien langage.

2. Je fus instruit de la perte de notre petite fille....

1

que tout est desjà fait. De ma part, je desire que ce qui en a esté fait, soit en la sorte qu'il pourra estre mieux pour te donner, à ceste heure et à l'advenir, moins d'occasion de fascherie. Mais si en cela tu as laissé de faire quelque chose dont tu eusses envie, et attens sur ce mon advis, fay la hardiment, si tu penses, cela estant fait, en estre plus à ton ayse; mais ce sera mettant à part toute superfluité et vaine superstition: aussi sçay je bien que de ces passions là, tu n'en tiens rien. D'une chose sans plus te veux je advertir, qu'en ceste douleur tu te maintiennes, et à toy et à moy, dans les termes du debvoir2. Car de mon costé, je cognois et comprens en cest inconvenient, de combien il est grand. Mais si je treuve à mon arrivee que tu te tormentes oultre mesure, cela certes me troublera encores plus que l'accident mesme. Et pour vray je ne suis ny de bois, ny de pierre : toy mesme le sçais bien, m'ayant tousjours tenu compaignie à nourrir en commun tant d'enfans que nous avons eu3, qui ont esté tous eslevez et entretenus chez nous par nous mesmes*. Et si sçay bien qu'apres

1. Omis....

2. Plutôt : Que tu te maintiennes, et me permettes à moi-même de me maintenir, malgré un si cruel événement, dans une situation ferme d'esprit.

3. V. sur le non-accord du participe passé, p. 102, n. 3. 4. Conduite bien digne de celui qui avait écrit sur l'Ėducation des enfants, s'il est vrai toutefois que Plutarque soit l'auteur de ce traité. (V. Wyttenbach, Anim. I, p. 29.)

avoir eu quatre enfans masles, toy ayant grande envie d'avoir une fille, ceste ici nasquit, et me donna occasion de luy mettre le mesme nom que tu portes, aymé de moy uniquement'. Et voy bien encores qu'en nostre naturel amour2 il y a, oultre ces occasions, quelque particuculiere poincte d'une vive affection, à raison de la façon gaye qu'elle avoit, et du tout3 franche et naïve, n'ayant rien de cholere et de despit; et voyoit on en elle une nature admirable, paisible, doulce, et attrempee'. Et l'amour qu'elle rendoit à ceux qui l'aymoient, et la recognoissance qu'elle avoit envers ceux qui luy faisoient quelque bien, donnoit tout à la fois plaisir, et cognoissance d'un naturel humain et debonnaire. Car il me souvient qu'elle prioit sa nourrice de bailler et presenter le tetin non pas seulement aux autres enfans, mais aux

1. Suivant la leçon proposée par Reiske (t. VIII, p. 400), il vaut mieux traduire : Elle nous donna occasion de l'appeler du nom que tu portes, et fut l'objet de notre bien vive tendresse.

2. V. sur le genre de ce mot, p. 70, no 3. 3. Tout à fait....

4. Altrempé (temperatus) modéré; altrempance, modération; altremper, accorder, adoucir; attrempeement, avec calme, avec sagesse. Charron, Sag. II, 1, loue «< ceste bonté et felicité de nature, si bien attrempee, qui nous rend calmes...>>>

5. V. sur ce mot p. 77, n. 2.

6. Terme alors fort reçu, même dans le style noble :

Tes deux tetins de neige et d'yvoire conceus,

lit-on dans les vers de Ronsard à Marie.

2

petits pots mesmes qu'on luy donnoit, à quoy elle prenoit son esbat', et à tous ses jouets, comme ayant envie de faire part, et mettre en commun ce qu'elle avoit de beau et plus aggreable en toutes choses qui luy donnoient passetemps, les conviant par une grande courtoisie3 de manger à sa table. Or, ma femme, je ne sçay pas pas pour quoy toutes ces façons, qui, elle vivant, nous donnoient tant de plaisir, maintenant nous donneront peine, et nous travailleront, quand nous y penserons; mais aussi je crains qu'en voulant chasser la douleur, nous ne chassions tout d'un coup la souvenance 5 comme faisoit Climene qui dit :

6

Je me desplais des lieux où la jeunesse

[ocr errors]

1. Plaisir, amusement.... esbatre, amuser; Ronsard, dans ses Odes:

Cependant que jeunes nous sommes,
Esbatons la fleur de nos ans.

2. Sur ce tour qui paraîtrait aujourd'hui incorrect, mais qui était alors admis, v. p. 156, n. 1.

3. Courtois (de court, cour), affable, gracieux, prévenant, en outre, inoffensif: aussi appelait-on lances courtoises « celles dont les fers estoient rabatus et non esmoulus, desquelles on combat en lice pour deduire soy et les dames. >> Nicot.

4. Sur ce participe présent sans accord avec son sujet, cf. p. 11, n. 1 et p. 236, n. 3.

5. Et, dans ses Elegies, Ronsard a dit avec l'âme et l'accent d'un poëte :

Souvent le souvenir de la chose passee,

Quand on le renouvelle, est doulx à la pensee.

6. Mère de Phaëton: v. Hygin, Fab., 152 et 154; Ovide, Métam., II, S 9.

« PreviousContinue »